Fictions ou Réalités ...

Merci à Monsieur Jacques Heurtier, Président et Directeur de l'ANFG (Association Nationale de

Formation en Gérontologie) de nous adresser des fictions sur des thèmes assez proches des enseignements de l' ANFG:

L'idée: parler "au coeur" et non plus seulement à "l'esprit".

En effet, dans nos métiers il ne suffit pas de savoir décrire ou expliquer: il faut savoir raconter pour optimiser l'efficacité du discours.

C'est le seul moyen de passer du savoir-faire au faire-savoir.

papa va mourir et je ne viendrai pas le voir (fiction)          30 octobre 2019

 

 

« Papa va mourir, ce n’est plus qu’une question de jours…Il voudrait te voir avant de partir … »
Yvan ne savait que penser. Est-ce que sa sœur exagérait ?

Il ne pouvait pas y aller.
Il était parti à 18 ans, avait construit sa vie. Il avait adoré les enfants et chaque fois qu’il pensait à son père, Georges, il éprouvait de la haine, de la rancœur.
Mais c’était rare.
Lorsqu’il pensait à son enfance, il pensait à ses plaisirs d’enfants.
L’indifférence et l’autoritarisme du père ne l’avaient pas véritablement marqué : c’était l’époque…

Il était même surpris d’entendre des adultes en vouloir à leurs parents, à les évoquer comme cause de leurs échecs, de leurs troubles voire de leurs névroses.

Dès l’âge de 7 ans il avait compris : son père (il disait toujours Georges) n’était pas à la hauteur. Il ne savait comment être avec lui.
Combien de mots avaient-ils échangés en 18 ans : 10 ou 12 ?

Chacun son monde : celui des enfants et celui des adultes.
Il avait joué le jeu : adolescent passif-agressif, il se conformait en surface, évitait les conflits et vivait dans son propre univers.

 

Sa sœur reprit : « Si tu ne peux pas venir, au moins écris lui un petit mot… »
Il ne pourrait pas non plus.
Il le savait bien : Georges, les yeux embués de larmes lui expliquerait qu’à l’époque on ne savait pas…
Yvan ne voulait pas pardonner.
Il rendrait l’indifférence qu’il avait reçue. Le silence serait sa réponse.

Il les avait largement dépassés sur tous les plans. Il était sûr de son intelligence, de son talent. Georges n’avait su que les faire choir socialement.

Sa mère aussi était partie jeune : trop d’alcool et d’hypnotiques.

« OK, » dit-il à sa sœur, « je vais lui écrire un petit mot ».
Il savait qu’il mentait.
La mort à venir n’efface rien pensa-t-il. Qu’il s’en aille donc avec ses remords et ne compte pas sur moi pour l’apaiser.

Yvan se demandait même si c’était normal de penser si peu à ses parents, de leur attribuer si peu d’importance.
Jamais il n’avait évoqué le sujet.

Il pensa qu’un jour ou l’autre, cette rancune s’en irait. Il ne savait ni quand ni en quelle occasion.

Et puis, au fond de lui, il pensait que c’était une chance : il s’était construit seul, sans maîtres ni mentors. N’ayant aucune dépendance affective vis-à-vis de ses ascendants, cela lui avait permis de donner beaucoup d’amour à ses proches.

 

« Et pour l’enterrement, tu seras là ? » demanda sa sœur.
« Oui, bien sûr » répondit-il.

Il le savait, il serait là, au milieu d’une foule anonyme de cousins et cousines dont il ignorait tout et pour qui il était un parfait inconnu.
Cela faisait si longtemps qu’il n’était pas entré dans une église ni dans un cimetière.
Il sentait que la réprobation serait dans tous les yeux : familles, amis de la famille, voire même les professionnels de l’accompagnement.

Oui pensa-t-il, la mort n’efface rien, la détestation survit encore : ce personnage qui n’a su t’aimer, te considérer, restera encore longtemps en toi, comme un stigmate douloureux.
Il devra mourir une seconde fois pour enfin obtenir le pardon.

Felix culpa, ad impossibilia nemo tenetur…disaient ses vieux maîtres.
Il venait d’en saisir le sens.

 

COMMENTAIRES ANFG :

Les équipes s’attachent souvent aux résidents. Elles souffrent lorsque, mourants, ils réclament une ultime visite qui ne vient pas toujours.
Rancunes, indifférences, rejets, mais aussi surprotection, névrotisation, une multitude de signes entourent les relations des résidents à leurs familles.
L’indifférence de certaines familles n’est pas forcément de l’égoïsme, l’absence des autres n’est pas forcément un abandon.
Aucun d’entre eux ne commet de faute : c’est seulement le destin qui ne les convie pas ensemble au même moment

Sensibilité des soignants ? (fiction)                       mercredi 23 octobre 2019

 

 

Cela faisait déjà 3 mois que Sylvie était AS dans cet EHPAD.
Son mari avait été muté et il n’y avait pas d’Hôpital à proximité.
Elle s’était donc résolue à quitter son service ophtalmo pour la géronto.
L’ambiance était bonne dans l’équipe.
La cadre, sympa, lui avait aménagé ses horaires car elle avait deux enfants en bas âge.

Ils en avaient rêvé son mari et elle de quitter Paris, ses logements exigus, la pollution, la vie à 100 à l’heure, la ligne D du RER…

C’était fait. Ils s’étaient installés à la sortie du village. Ils vivaient entourés d’arbres et de chants d’oiseaux. Son travail était à 5 mn à pieds. La crèche et l’école maternelle jouxtaient l’EHPAD.

Sylvie était d’un caractère affable, extravertie mais discrète et d’une grande sensibilité.

Seule ombre au tableau, si elle s’attachait très rapidement aux résidents et était aussi très appréciée, la mort planait au-dessus de l’EHPAD.

En trois mois, six décès. Des hommes et des femmes à qui elle s’était attachée, qui avaient chacun leur caractère, leur unicité. 
Sylvie voyait au-delà des apparences, elle saisissait des qualités peu visibles : la pudeur derrière des plaintes, la nostalgie derrière la colère. Elle n’y pouvait rien : elle était ainsi faite.

Elle sentait aussi les malheurs de l’époque qui s’étaient abattus sur eux.
M. Michel n’avait prononcé qu’une seule fois le mot Indochine parce que l’animatrice avait parlé de sa croisière au Vietnam. 
Elle l’avait imaginé, jeune volontaire idéaliste dont la compagnie avait été décimée et qui avait erré des jours et des nuits dans la jungle. Il ne parlait jamais, il essayait de vivre avec ses douleurs, tant bien que mal.
Et Mme Gustine qui avait simplement dit qu’elle avait tout quitté de nuit en Algérie, avec ses enfants.

Imaginaient-ils qu’ils vivraient aussi longtemps ? Qu’ils porteraient ce poids en silence tout en voyant partir un à un leurs contemporains ? Elle savait leur courage, leur endurance.

Certains donnaient le change mieux que d’autres, ils étaient meilleurs comédiens. Sylvie les admirait et les respectait pour cette résilience.

Elle savait, mieux que quiconque, apaiser les résidents désorientés. Un regard, une question, un geste apaisant et les fantômes s’estompaient pour un temps.

Elle aurait aimé les garder plus longtemps, contempler leur passé dans leurs yeux, s’ouvrir à ce qui n’est plus. Maudite faucheuse, pensait-elle, tu me prives de chaque minute supplémentaire avec leur histoire.

« Tu t’attaches trop » lui avait dit la cadre « prend de la distance… »

Sylvie le savait. Mais elle savait aussi que sa vie n’aurait plus aucun sens si elle ne les voyait que comme des instantanés nécessitant soins et aide.
Elle savait aussi qu’elle se battait contre l’usure du temps, celle qui aveugle, qui peu à peu vous éloigne jusqu’au non-retour. 

On ressent toujours pour le meilleur et le pire et elle ne voulait pas s’emplir d’amertume. 
Le ressentiment et la froideur vous anesthésient : on ne ressent plus ni le bien ni le mal.

On finit par les prendre en pitié, on confond sollicitude avec bienveillance. 
On pense planning, horaires, contraintes…
On veut toujours aller plus vite, on lutte contre le temps : on le perçoit comme une quantité de minutes et plus comme de la disponibilité à autrui.
On pense corps à maintenir, à préserver…On pense esprits à occuper…On comble des vides sans espérance, les instants se succèdent mécaniquement…

Et pourtant, on vit ensemble, comme une grande famille, avec nos secrets et nos joies. Ils parlent peu, disent souvent les mêmes choses mais ils savent tous que l’on est là. 
Ils ont même peur qu’on les oublie. Nos destins sont liés. Nos défauts les agacent mais ils leur manqueraient. Nous finissons tous par avoir nos habitudes, nos rituels. Ils ont parfois peur qu’on les aime moins que d’autres.
On parle d’eux même dans les pauses, on observe les petits changements, les petits progrès ou au contraire les défaillances.
L’on finit même par parler d’eux à la maison.

Finalement, se dit Sylvie, cela fait partie du métier d’avoir mal quand ils s’en vont.
L’accepter, pour moi, est probablement la meilleure solution. Je débute et avec les années le manque et la douleur s’allégeront d’eux-mêmes. Et puis je leur garderai, à chacune et chacun, une petite place dans mon esprit.

 

Mariage en EHPAD (fiction):                                           16 octobre 2019

 

Ce fut une belle cérémonie. Le maire s’était déplacé en personne avec son écharpe tricolore. Tout avait été pensé, organisé au mieux.

Cela n’a pas été un coup de foudre.
Non, des échanges de regards, quelques banalités énoncées avec beaucoup de tendresse.

Nous nous sommes rapprochés peu à peu. La patience est la vertu de nos âges.

Elle était veuve depuis plus de trente ans.
Elle avait conservé les doigts crispés, douloureux de celles qui ont plié, cousu, assemblé les parachutes.

D’abord pour les Allemands puis pour les Français et les Anglais.
C’était de la belle ouvrage.

La mitraille faucherait les deux-tiers des hommes dans le ciel mais les coutures tiendraient bon : paradoxe éternel des conflits armés.

Nous savions que des larmes avaient coulé lors de leur confection et nous avions confiance.

Moi, je m’étais marié tard, à quarante ans. Il le fallait. Un homme ne sait vivre seul.
Cela ne s’était pas trop mal passé mais elle est partie trop vite…

Je suis désormais particulièrement attentif au rasage avec mon aide-soignante. Elle le sait. Le moindre poil oublié et j’ai de terribles colères.
Je me regarde, m’examine au plus près les joues, le cou depuis le début de ma relation avec Henriette.

Ce qui m’a stupéfié tout d’abord, c’est mon regard. A mon entrée dans l’EHPAD et jusqu’à la certitude de sentiments partagés avec Henriette, il était vide, inerte, comme s’il n’y avait plus rien en moi.

Depuis, il est vif, inquisiteur, brillant, fougueux.

C’est une passion bien différente que nous vivons : des activités communes dans le salon, quelques mots tendres, nous déjeunons et dînons côte à côte.

Nous avons chacun notre chambre : nous ne nous imaginerions pas gigoter dans une couche commune.

Je l’ai embrassée sur la joue le jour du mariage. Parfois, nos mains se joignent. Cela suffit. L’amour mûr n’exige plus de preuves. Nous avons su ranger au grenier des afflictions jalousie, vexations, colères et autres billevesées.

Cette passion se rapproche un peu de la béatitude. Nous songeons plus chacun l’un à l’autre que nous n’échangeons. C’est une impression si étrange de se sentir chacun l’un au cœur de l’autre.

Nous savons bien que nous n’avons pas l’éternité mais cela ne nous tourmente pas. Cette vie-là est ce que l’on peut avoir de mieux.

Je comprends mes amis résidents : ils n’ont rien à échanger. Ils n’ont d’autre soin que de se tourmenter éternellement.

Au printemps, si nous sommes encore tous les deux ici, nous nous installerons côte à côte dans le jardin, après le déjeuner.

La gériatre est venue ce matin et m’a apporté un petit bouquet de fleurs.
« Je suis très heureuse pour vous et Henriette » m’a-t-elle dit.
Cette femme est le meilleur médecin que je n’ai jamais eu. Elle écoute et comprend avant de diagnostiquer…

Fin 46, notre compagnie, fatiguée, s’était vue confier l’occupation d’un îlot de l’archipel japonais avec un bataillon américain.

Nous y sommes restés trois mois. Gymnastique le matin, prostituées après le déjeuner masquant autant que faire se peut leur haine des occidentaux et puis fumerie d’opium, entassés par douzaine dans des caves souterraines. A dix-huit heures précises, nous étions réveillés. Un comprimé d’amphétamines nous remettait droit.
Mais que peuvent donc faire des soldats quand il n’y a pas de guerre ?
L’opium a été pour moi l’accès à des rêves inouïs. Plus de soixante ans plus tard, ils sont à nouveau étrangement présents en moi.

Ils ont ressurgis avec la béatitude du mariage et la complètent magnifiquement.

Pour tout vous dire, je n’ai jamais été aussi heureux de ma vie qu’aujourd’hui….

 

Mercredi 9.10.2019:

L’abnégation est une belle formule pour afficher son entêtement.
L’art de se justifier ne masque pas longtemps les travers et les obsessions…
L’art de s’interroger avec rigueur et bienveillance doit permettre d’en sortir par le haut.

 

Notre perception du temps est inversement proportionnelle à notre âge : plus l’on empile les années et plus les minutes sont courtes…
L'arrogance est un mésusage de l'orgueil : elle dit que nous sommes intelligents pour comprendre et stupides pour agir ou réagir..

 

Soignants, gardez-vous bien de vouloir en savoir plus et de prendre pour argent comptant ce que ce que les résidents et familles vous racontent : vous vous exposeriez alors à la résurgence vos propres peines et douleurs….

Ressources humaines : l’homme est donc devenu une ressource pour les entreprises.
Quand j’étais jeune, l’entreprise était une ressource pour les hommes…
Les temps changent …

 

2 octobre 2019

Avec les personnes âgées, connivence ne se confond pas toujours avec familiarité…

L’être humain est plus savamment conçu pour croire que pour penser.

On finit toujours par se noyer dans ses certitudes dès lors que l'on croit porter la vérité du monde...

Accompagnement en fin de vie : ne pas souffrir en accompagnant serait-ce secrètement faire injure aux mourants ?

La bienveillance se perd parfois, faute de trouver sa juste expression.

La montée de l’individualisme a divisé le « nous » en « je ».
C’est une division sans reste…

Testament de vie (1921-2016)                                 25 septembe 2019

« Lorsque vous lirez cette lettre, ce sera très exactement 12 mois après mon décès. Né en 1921, je n’aurai jamais cru être encore en vie en 2016. Vous l’ignorez car je n’ai jamais parlé mais je suis né en Pologne. Je me suis enfui du Ghetto en 41 abandonnant père et mère, frères et sœurs à leur destin. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée qu’ils étaient prêts à aller à l’abattoir, comme des moutons.

J’ai vécu longtemps seul dans ces forêts glaciales du nord, à la frontière de l’Ukraine.
Seul mais résolu, seul mais déterminé, seul mais capable de me fondre dans un bosquet. Les oiseaux et les autres animaux de la forêt ne sont pas antisémites comme toute cette Europe moisie par le ressentiment.
Deux longues années d’errances qui m’ont fait traverser des montagnes gelées, des plaines arides.

Je fus réveillé un matin par les coups de langue d’une brebis. J’ai ouvert les yeux et sursauté.
Un vieil homme à barbe blanche me tendit un morceau de pain. J’ai repris espoir, l’humanité ne s’était pas totalement dissoute dans la haine…
Nous avons eu du mal à nous comprendre.
Je sus que j’étais en Italie, en Lombardie plus exactement.
L’homme ne savait pas qui étaient les alliés, les allemands ou les américains. La guerre était mondiale mais très loin. Il sentait fort, il était imprégné de l’odeur du bouc.

Il parlait peu et moi moins encore. Je demeurai avec lui plusieurs semaines et y appris le métier de berger.

Et puis l’Afrique du nord, et bien des guerres : Indo, Corée, Algérie…Nous revenions discrètement en France, incapables de trouver un emploi, une activité. Incapables de parler, fabriquant mensonges sur mensonges.
Nous avons donc continué de servir, mercenaires d’un pouvoir qui nous utilisait comme des voyous froids et prêts à tout.
Poches gonflées d’argent liquide, impunité garantie…Tel fut notre lot, notre contrepartie.

Un mariage loupé, des enfants que l’on ne sait faire grandir, qui vous reprochent votre vilain accent, vos fautes d’orthographes et ce ressac de l’antisémistisme qui finit par imprégner, culpabiliser, dramatiser chaque moments. Ces poignées d’amphétamines dont nous fûmes gavés lors des combats et dont l’on ne peut se passer. De longues nuits avec de brefs moments d’absences, des moments d’hilarité suivis de passages à vide.

On se verra entre nous, vieux combattants, pour boire à l’infini et exhaler notre haine en cognant, vite, fort, quitte à inventer des prétextes. Des rentrées à l’aube chemise déchirée, ensanglantée et la roulette russe qui ne marche jamais…

Jamais je n’ai aimé, jamais je n’ai su aimer. Jamais je n’ai trouvé la paix et moins encore la sagesse.
Je ne vais pas mourir, je vais crever, seul et tant mieux. La compassion de proches m’injurierait.

Telle fut ma vie de pauvre type aventurier. Aucun des survivants ne pourra s’en remettre. Dieu merci, je sens la froideur de la mort qui arrive, je serai bientôt délivré… »

Bernard, le directeur de l’EHPAD venait de lire cette lettre. Il allait devoir retrouver la famille et la leur transmettre. Cela leur plairait-il ? Ne devrait-il pas plutôt la brûler ?
Non, c’était son devoir.
On ne vit pas impunément au contact de notre passé sans en être affecté pensait-il. On s’emplit de ces drames, de l’intensité de ces vies, si loin et si proches des nôtres.
Il le savait déjà : c’était cela le cœur de son métier : l’héritage, sa part maudite de destins uniques.
Jamais, quelles que soient les difficultés, il ne choisirait un autre métier.

Et maintenant que vais-je faire ?                            4 septembre 2019

Le diagnostic m’a surpris… A 72 ans, je trouve que c’est un peu tôt.

J’avais un peu sous-estimé ces petits oublis de nommer des objets du quotidien.

C’est si énervant de ne pas trouver ses mots…On se sent fragile, impuissant, la machine n’obéit plus au quart de tour.

Vous êtes encore éloquent, surprenez, séduisez et d’un coup, d’un seul, un misérable mot vous échappe. Un mot de rien du tout, une absence qui fait s’effondrer l’édifice.

Et puis surtout vous bloquez, vous ne cherchez pas une métaphore comme vous l’eussiez fait auparavant. Le véritable symptôme est là, dans cette absence de réaction, de combativité.

Vous êtes suspendu dans le vide d’un mot et cela vous stupéfie.

Pourtant vos raisonnements internes sont toujours cohérents, vos analyses sont pertinentes, vous le savez car vous retrouvez souvent certaines de vos idées dans la presse.

Depuis 10 ans, vous avez fait des efforts considérables…L’abandon de 50 ans de mauvaises habitudes qui étaient autant de plaisir sacrés.

Cela ne vous a jamais apporté un seul instant de plaisir : chaque jour le manque était là. Je hais la salade, je hais les légumes verts, je hais l’eau minérale, je hais la viande blanche sans sauce ni crème et ce, depuis 10 ans…

Les promenades en montagne, ça, j’adore. C’est déjà ça.

Je hais mon médecin et je hais le destin. Chaque jour qui passe, entendez-moi bien, chaque jour, je rêve de ris de veau, de Nuits-Saint-Georges, en quantité suffisantes, bien sûr. J’ai l’appétit de Depardieu, pas celui de ma nutritionniste, à la peau translucide.

L’évolution sera rapide, cela aussi c’est sûr. Il faut donc que je prenne des mesures. Je n’avertirai les enfants qu’après. Je redoute leur silence autant que leur vacarme.

Le châtiment est à la hauteur : ma seule fierté, ma seule source de plaisir, mes journées solitaires à soliloquer, digresser quasiment à chaque instant.

Cela a commencé très trop, je ne sais même plus quand. Les professeurs pensaient que j’étais rêveur et peu motivé par leurs propositions.

Mon esprit cherchait constamment à se faire une opinion du monde.

Je soliloquais en permanence, dès que je le pouvais.

Cela commençait au réveil et s’achevait tard par le sommeil.

Il va falloir renoncer à tout ce qui a fait ma vie. Ne plus parler, ne plus être compris n’est pas si grave.

Aurai-je les mêmes plaisirs d’aller d’incohérences en incohérences ?

« Non », m’a dit le neurologue.

« Ce qui se passe à l’extérieur, se passera à l’intérieur…

Il faut vous préparer à voir en vous, il faut vous préparer à voir de beaux paysages. Entraînez-vous : prenez des écouteurs et absentez-vous en musique. Ces tressaillements là, vous les aurez toujours. Ces voix de cristal vous maintiendront en ataraxie, ces symphonies vous construiront une self- béatitude.

Vous devez préparer votre esprit à partir à la retraite, ne pas vous effilocher dans des sentiments inutiles comme la peur, la colère, l’effroi ou la tristesse qui font de la vie des malades et de leurs proches un long calvaire.

Ce sera, je vous l’assure, un moment unique : une retraite dorée de l’esprit, des vacances éternelles sans troubles, sans contraintes. »

Je commençai à comprendre. Le neurologue offre de meilleures perspectives que le nutritionniste.

Je lui demandai alors : « Oui, mais quid des sollicitations du monde extérieur ? »

« Toujours la même réponse : aucun mot et un demi-sourire bienveillant dans toutes les circonstances. Offrez une indifférence polie et aimable. C’est le prix de votre paix intérieure. » me répondit-il.

Il rajouta : « Il serait préférable que vous y prépariez pendant au moins une semaine. Ensuite je vous trouverai un endroit adapté, si vous vous sentez prêt. L’on ne viendra pas, à tout bout de champ, interrompre votre rêverie pour vous proposer des activités... »

J’avais confiance en lui. Je devais me préparer.

Sur le chemin de retour, je cessai de penser. Je fixais mon attention sur le siège avant du taxi.

Mes mots s’étaient transformés en images et ce n’était pas si mal.

Peut-être, pour se préparer à cette maladie du siècle, faut-il avant tout tourner le dos à ses désirs, se focaliser sur un essentiel qui sera toujours accessible ?

Quand il n’y a plus de désirs, plus de frustrations, plus de révoltes, alors l’esprit doit pouvoir jouir d’une paix éternelle…

 

Maltraitance institutionnelle : le Sophiste et le témoin (fiction)

 

Cette saynète peut être interprétée par 2 professionnels en réunion.
Elle est une autre manière de réfléchir sur des sujets difficiles comme celui-ci. Si la bientraitance est une pratique normée dans ses buts, son évaluation, ce qui relève de l’intime ne saurait être traité de manière institutionnelle…
Après lecture, les textes sont remis aux participants.
Un groupe étudiera les arguments de S, l’autre ceux de T, le 3
e les interactions.

2 personnages : le Témoin (T) et le sophiste (S)


« Tu comprends, nos conditions de travail ne nous permettent pas d’être bientraitants… » dit le témoin.

« Veux-tu dire que si de bonnes conditions de travail étaient réunies, ce phénomène disparaîtrait ? » dit le sophiste.

« Probablement… » répond le témoin.

S : « Probablement n’est pas une certitude, n’est-ce pas ? »

T : « Non, après, cela dépend des individus… »

S : « Tu veux donc dire que la maltraitance n’est pas seulement une question d’organisation du travail mais aussi de conduites individuelles ? »

T : « Oui… »

S : « Lorsque les professionnels évoquent le sujet de la maltraitance institutionnelle, la principale cause qu’ils évoquent est le manque de temps n’est-ce pas ? »

T : « Ah oui, c’est sûr… »

S : « Es-tu d’accord avec moi pour dire que nous avons chacun une perception propre du temps ? »

T : « Que veux-tu dire ? »

S : « Que les vacances sont toujours trop courtes et que la file d’attente au supermarché est toujours trop longue, lorsque l’on a le sentiment de manquer de temps, non ? »

T : « Oui, mais cela me semble être la même chose pour tout le monde… »

S : « Ah, tu n’as jamais observé dans les files d’attentes des personnes qui semblent irritées et d’autres sereines ? »

T : « Si, peut-être… »

S : « Donc on peut en déduire que la perception du temps dans une file d’attente varie en fonction des personnes, non ? »

T : « Oui, mais où veux-tu en venir ? »

S : « A ceci : si cette attente apparaissait comme un bon moment pour tous et non comme des minutes volées, la perception du temps immédiat serait un bénéfice pour chacun, non ? »

T : « Oui, je vois où tu veux en venir : les personnels soignants devraient courir après le chronomètre avec un sourire béat ? »

S : « Tu me prêtes des intentions bien noires…Es-tu d’accord avec moi pour dire que la principale souffrance est dans cette sensation de ne pas maîtriser le temps pour mener à bien notre mission ? »

T : « Si je te comprends bien, la souffrance viendrait d’avantage de la manière dont nous percevons le temps que du manque réel de temps ? »

S : « Oui, je le crois. Toutefois cela ne règle pas les problèmes. Cela invite chacun à réfléchir sur sa propre acceptation de la situation… »

T : « Tu penses donc que l’on pourrait souffrir moins de cette situation, tu penses donc que l’interruption des tâches, fréquentes dans nos établissements, pourraient être vues comme des inconvénients mais pas comme un drame ? »

S : « Je pense que l’on devrait chacun s’interroger : dramatisons-nous des successions d’événements inattendus car nous souffrons que les tâches ne se déroulent pas selon la planification établie ? Et que cela nous donne un sentiment d’impuissance dans la conduite de nos actions ? »

T : « Peut-être… »

S : « Prenons un exemple concret : quelques minutes après une toilette, un événement indésirable se produit, et il faut tout recommencer. Cela n’était pas planifié. Cela génère un stress important chez le soignant qui instantanément
a peur de ne pas pouvoir tenir le planning…n’est-ce pas ? Cela lui « vole » 15 minutes… »

T : « Oui, bien sûr, on marche au chrono… »

S : « Oui, ce que je veux te dire, c’est que ce genre d’événements est somme toute assez courant mais que, à chaque fois, c’est la peur de ne pas être dans les horaires qui revient, avec la même intensité… »

T : « Tu veux donc dire que nous devrions, plutôt que de nous précipiter instinctivement dans le stress, nous dire que c’est un événement mineur, que nous en connaissons régulièrement et que nous sommes capables d’y faire face, c’est cela ? »

S : « Je pense que cela ne ferait pas gagner de temps mais que l’on économiserait de la souffrance… »

T : « Donc tu établis un lien direct avec notre douleur et la maltraitance institutionnelle ? »

S : « Je dis que niveau de stress élevé et bienveillance ne sont pas compatibles…Que l’on peut y réfléchir…que l’organisation du travail est un des facteurs mais que nous avons en nous des ressources qui nous permettent de nous adapter … »

T : « Nous adapter sans nous résigner, sans nous soumettre car tel serait le choix intérieur que nous avons fait…Cela n’impliquerait pas de ne pas réfléchir collectivement sur la meilleure manière de s’organiser pour gérer les contraintes… »

S : « C’est un futur possible : il dépend de chacun de nous individuellement et de la manière dont, en équipe, l’on saura se renforcer, créer ce lien de sollicitude et de solidarité que nous avons acté, comme un fil invisible qui nous relie… »

T : « Ah, nous sommes passé
s de la douleur au sacré…Mais est-ce donc possible ? »

S : « Nous le pouvons tous, nous avons tous ces qualités en nous, c’est même ce qui explique le choix de notre métier…Un philosophe dirait d’ouvrir en nous la porte de la sagesse et que chacun s’efforcerait de la laisser ouverte pour lui et autrui… »

 

Mes enfants ne viendront pas (fiction)                                 14 Aout 2019

 

Mes enfants ne viendront jamais me voir. Je le sais.
Dieu merci, ce n’est pas discriminatoire, c’est le cas de beaucoup d’entre nous.
Ils ont pensé que nous attribuer leur malheur allégerait leur destin, dissoudrait leurs frustrations…
Moi-même, je dois l’avouer, j’ai eu, en son temps, des rancunes envers mes parents.
A cette époque-là, elles restaient secrètes et jamais nous n’en eussions parlé.

Nos enfants ont appris à exprimer leurs sentiments.
L’on pensait désormais que parler était préférable.
Je ne le crois plus.
La rancune est une part de nous. L’évoquer, la convoquer, la déguiser n’y change rien.

Nos bavardages et nos récriminations nous trahissent et peuvent même nous obséder.
Nous demeurons des enfants qui 40 ou 50 ans plus tard osent répondre à leurs parents.
Ne serait-ce pas un peu tard ?

Je suis dans le salon, les yeux mi-clos.

L’on doit penser que je sommeille ou me complaît dans mes souvenirs.

L'on ne peut vivre que de souvenirs, bons ou mauvais.Si l'esprit est encore vif, il doit travailler ...


C’est l’un des avantages d’être ici. On a le temps de réfléchir.
D’abord parce que l’exercice en soi est bonifiant. Ensuite parce qu’il nous confère un peu d’éternité.
S’il ne fallait songer qu’à la mort, nos songes seraient insupportables…

Et puis l’on s’y distrait à peu de frais, pour peu que l’on veuille bien s’y prêter et ne pas s’enfermer dans des refus colériques.

La solitude devient une excellente compagne après un certain temps. Les autres ne nous manquent plus. L’on converse avec soi-même.

 

Finalement, je ne l'avouerai jamais, mais je suis content qu'ils ne viennent pas ...

 

 

Philosophie de la relation d'aide en EHPAD                   7 Aout 2019

 


Beaucoup de fatigue dans les équipes. Outre la multiplication des arrêts, le moral était bas.
On avait tenté beaucoup de choses : réunions avec psy, relaxation, gym en équipes, formations à la gestion du stress…mais les effets bénéfiques étaient de courte durée.

Colette ne voulait pas baisser les bras.
Elle n’acceptait pas ce mauvais climat.
Personne n’en était responsable et tout le monde en souffrait, y compris elle.

On ne peut pas changer l’état d’esprit de chacun pensait-elle.

Toutefois, elle pensait qu’agir sur le collectif avec pertinence pouvait influer. Ce résultat pourrait constituer ultérieurement la porte ouverte sur des améliorations personnelles.

Trouver la bonne personne pour ce faire n’est guère aisé : un exposé magistral sur la pensée de Socrate n’avait aucune chance d’aboutir.
Le but n’était pas de « connaître » la pensée des philosophes mais bien de s’approprier une philosophie personnelle qui contribuerait à alléger la situation.

Elle lisait tout ce qu’elle pouvait sur le sujet.
Elle attendait d’être surprise, voire emballée par un point de vue, une approche qui transformerait le collectif.
Elle attendait, plus précisément, ce que le collectif s’approprierait pour le meilleur.

Cela ne changerait rien aux faits : la réduction de l’absentéisme, le recours à des intérimaires à peine accompagnées et qui jetaient parfois l’éponge après seulement 1H00 de présence et tout le reste seraient probablement là pour longtemps.

Pas d’illusions, donc, pensait-elle. Pas d’espoirs vains. Pas de surexcitation après une bonne journée…
Non, ce qu’il fallait avant tout c’est vivre avec le moins de souffrance et de colère possible.
Elle souhaitait que la relation d’aide entre les membres d’une équipe offre un maximum de zénitude…

Bien sûr, le concept d’ataraxie pouvait être un fondement mais il semblait plus simple à atteindre au sommet d’une montagne que dans le perpétuel stress du quotidien.

Faire contre mauvaise figure, bon cœur. Une résidente lui avait rappelé cet adage. Elle lui avait rappelé que cette question était éternelle.

Elle se dit qu’elle n’avait rien à perdre d’en parler avec elle.

Plusieurs fois par semaine, elle se rendit dans sa chambre parfois pour une heure, souvent moins. Parfois interrompues dans leurs conversations, parfois ne trouvant pas les mots.

Ce matin-là, la réunion d’équipe allait commencer.
Elle n’avait rien dit.
Elle alla ouvrir la porte et Mme Augustine entra et se plaça à la droite de Colette.

L’équipe se demanda de quoi il était question. Un léger frisson parcourut l’assistance.

Madame Augustine se racla la voix et dit :
« Mes chères petites,
Nous, les résidents, sentons bien votre désarroi, nous sentons bien que vous souffrez de ne pas pouvoir être d’avantage disponibles pour nous.
Cela nous peine, car nous ne pouvons guère vous aider.
La plupart d’entre nous, même les colériques, même celles et ceux qui ont perdu la raison, éprouve pour vous beaucoup d’affection.
Votre tristesse de ne pouvoir nous en donner plus vous afflige, nous le voyons très bien.
Nous ne pouvons guère faire mieux pour vous mais je voulais simplement que vous sachiez à quel point nous tenons à vous, à quel point votre désarroi nous touche.
Nous voyons votre bon cœur derrière cette tristesse même si nous ne le montrons que rarement.
Je voulais vous le dire, au nom de tous les résidents.
Je voudrais que vous ne l’oubliiez jamais.
Merci de m’avoir écoutée. »

Un silence total, quelques larmes au coin des yeux, des respirations émues que l’on pouvait sentir avaient fait irruption dans le groupe.

« Merci Madame Augustine » dit alors sobrement Colette.

Elle se leva pour la raccompagner.
« Je crois que nous n’oublierons jamais, n’est-ce pas ? » dit alors Colette à l’équipe.

Tout le monde l’ignorait, mais Colette avait enregistré en vidéo ce message.
Elle savait qu’il faudrait le revoir de temps à autre.

Elle ne savait pas encore si ce témoignage était nécessaire, ce qu’elle savait c’est qu’il n’était pas suffisant.

Cet événement marquerait-il le début d’un changement ?

Elle l’ignorait mais ne voulait jamais cesser d’espérer.

 

Le TU et le VOUS en EHPAD (fiction)                                   31 Juillet 2019

 

Nous sommes en 2003 à Antibes.
L’automne tarde à arriver. Il y aura bientôt 300 jours que l’on n’a pas vu de pluie.
La journée se termine. Tout le monde est fatigué.
Les résidents passent encore de longues heures dans le jardin.
Il est splendide en cette saison.

De nombreuses tables sont dédiées aux activités.
Certaines sont ludiques, d’autres plus sérieuses.
Comme tous les jours Sœur Marie-Rose, bénévole depuis qu’elle est devenue handicapée, propose une dictée.
Certains écrivent, d’autres écoutent, d’autres, les yeux mi-clos s’enivrent de sa belle voix grave.
Ensuite elle corrigera avec rigueur et surtout avec beaucoup de cœur.

Virginie elle fait le tour des tables. L’équipe soignante dispose d’environ une heure par jour pour proposer des activités ou tout simplement faire la causette sur tout et rien.

Elle a quelques habituées : ces dames aiment papoter « têtes couronnées » autour de magazines spécialisés et cela tombe bien : Virginie connaît tout sur ce sujet. La cour d’Angleterre, celle d’Espagne, les intrigues, les amours des uns et des autres. Bref ce sont vingt minutes de voyage.

« Bonsoir mesdames » dit Virginie.
Elle s’adresse aux quatre résidentes bien installées, plaid sur les genoux.
Le nouveau Paris-Match est là.
« Bonsoir Virginie » répliquent-elles en chœur.
Virginie aime tous ces petits rituels qui découpent la journée. Personne ou presque ne s’ennuie. Chacun vit à sa façon.

C’est une grande famille de plus de 100 résidents.
« Bon j’ai un scoop un peu spécial pour commencer… » annonce Virginie.
Les regards convergent vers elle. Elle sait capter l’attention. Elle ne parle pas haut. Non, mais elle articule, prononce toutes les syllabes de tous les mots.

« C’est nécessaire dans ce métier. Si l’on commence à hurler, on se casse la voix, on stresse les résidents, on met leurs acouphènes à mal… » leur a-t-on dit en formation.
« Observez » leur a-t-on dit, « Si quelqu’un semble ne pas avoir entendu ou compris, reprenez votre texte en y rajoutant une question du genre : comme je viens de vous le dire,………., cela vous convient-il ? »

On leur a appris aussi à éviter les MDP (mal-dits préjudiciables) comme « Tout le monde à bien compris ? ».
Après tout ils ne sont pas à l’école et c’est la mission du personnel d’énoncer avec clarté.
L’équipe en a saisi les bénéfices et un cahier de suggestion de formulations a été créé par thème.
Tout le monde y participe, ajoute son grain de sel.
Certains résidents sont même mis à contribution.

Virginie continue : « De grands bouleversements se préparent et nous allons devoir changer nos habitudes… »

Elle ménage le suspense. Ses phrases sont courtes.
« Des instructions venues de très haut nous demandent à partir de demain de vous appeler par vos noms de famille et de vous vouvoyer… »

Elle laisse un peu de silence.
Les résidents sont surpris.
« Qu’est-ce que c’est que cette lubie ? » dit alors Thérèse, « ils n’ont donc rien d’autre à faire, plus haut ? »

« Je ne sais pas » dit alors Virginie. « Ce que je sais, c’est qu’il faut nous y préparer. Thérèse, il va falloir que je t’appelle Madame Dupont et que je te dise vous. Et il ne faut pas que nous éclations de rire… »

« Et nous » dit Thérèse « il faut aussi que nous te vouvoyons Virginie ? …Je ne pourrai jamais… »
« Non, » dit Virginie « cela ne change que pour les personnels...
Bon essayons : qu’en pensez-vous Mme Dupont, pensez-vous que nous y arriverons en gardant notre sérieux ? »

Thérèse se mit à sourire : « Oui, ça fait un peu drôle…Et toutes les filles vont nous parler comme cela ? »

« Normalement oui, dans le salon, au restaurant, dans le jardin mais lorsque l’on est deux dans la chambre, on fera comme bon nous semble… » répondit Virginie.

« Et vous Mme Turpin, vous pensez que vous pourrez vous y faire ? »
Agathe Turpin se mit à rire.
« Oui, » répliqua-t-elle, « ce sera un peu comme dans les grandes réceptions… »

« Bien » dit Virginie.
Elle saisit Paris-Match.
« Nous allons passer aux choses sérieuses… »

20 minutes plus tard, tout le monde avait répété et ce changement semblait maîtrisé. La seule interrogation était sur le fait de ne pas éclater de rire le lendemain lors des premiers échanges, à l’arrivée des personnels.

Lorsque le cadre avait annoncé ce changement, l’équipe avait tiqué.
« Mais ce sont eux, souvent, qui nous le demandent. Ils ne vont pas comprendre… » avaient dit les équipes.
Certaines étaient même un peu outrées.

« Je sais » avait dit le cadre. « Certains résidents risquent de se sentir rejetés et certains d’entre nous auront l’impression qu’ils doivent mettre une barrière dans leur relation avec certains résidents…Il faudra donc s’y préparer pour que ceux que l’on tutoie dans la sphère publique n’aient pas l’impression qu’on leur ôte de l’affection pour la remplacer par des formules imposées. »

« Cela ne va pas être facile » rétorquèrent les équipes.
Elles n’appréciaient pas ce nouveau diktat.

Quant au cadre, il ne voulait pas d’un débat stérile sur le pour ou contre le tutoiement pour l’instant qui entretiendrait colère, tristesse et frustration dans les équipes. D’autant que ces réactions négatives affecteraient les résidents qui n’en avaient guère besoin.

« Absolument » dit le cadre. « Il va falloir que vous entraîniez les résidents à ne pas éclater de rire ou être surpris lorsque ce sera le moment. Nous pensons qu’il faudra jouer avec chaque résident tutoyé quelques minutes.
Logiquement, en fin de semaine, nous devrions avoir franchi cette étape même si, parfois, nos anciens réflexes reviendront.
La direction sait que cela va être un moment délicat et elle envisage de faire un apéro-jardin vendredi si vous en êtes d’accord… »

« Ah, pour l’apéro, on est tous d’accord… » dit en chœur l’équipe.

Ce qui fut dit fut fait.
L’EHPAD n’échappa pas à quelques éclats de rire. Il n’y eut pas ou peu de colère ou de sentiment d’injustice : on agissait sur le comment et non sur le pourquoi.
Il serait toujours temps de débattre une fois la situation réglée.
Dans le cahier de formulations, il avait été prévu de répondre aux objections avec un « c’est une mesure générale qui concerne tous les établissements de France. Elle doit témoigner du respect que chacun porte aux résidents ».

Le cadre et le directeur se retrouvèrent la semaine suivante pour faire le point.
Le succès avait été au rendez-vous : résidents et personnels y avaient trouvé une nouvelle manière de s’amuser.

Ils en étaient heureux car beaucoup d’établissements aux alentours n’avaient pas encore passé ce cap en douceur.

« Transformer une contrainte en surcroît de connivence » tel avait été leur fil conducteur. Leurs craintes vis-à-vis de l’étendue de la frustration des équipes sur ce sujet, leur crainte que certaines ou certains aient le sentiment que l’on voulait leur « ôter » une proximité affectueuse avec les résidents, leurs crainte que ce diktat trouble par voie de conséquence les résidents s’était envolée.

Ils n’avaient pas justifié cette décision « venue d’en haut » : ce n’était pas la priorité. Ils savaient que justifier ou défendre ce genre de décision ne faisait pas avancer les équipes. Ils voulaient que les équipes agissent, que leur esprit ne soit pas contaminé. C’était leur mode de management.

L’apéro démarra à 17H30.
Le directeur prit la parole :
« Je suis heureux et fier que nous ayons passé avec succès cette étape. Je sais que cela a d
û procurer des sentiments d’injustice parmi vous. Je sais qu’il est difficile d’accepter de modifier sa manière de s’adresser à celles et ceux que nous accompagnons avec bienveillance. Vous avez su transformer cette contrainte et vous rapprocher encore plus de vos résidents.

De cela, je vous félicite : ce changement n’est pas anodin. Il démontre à quel point nous pouvons transformer des décisions contraignantes que nous n’avons pas choisies en surcroît de connivence avec nos résidents.

Chaque matin, entendez-moi bien, chaque matin, lorsque je passe la porte de l’EHPAD, je suis heureux de vous voir œuvrer dans un contexte difficile, je suis heureux de voir que chaque difficulté, chaque moment de stress, non seulement ne vous paralyse pas mais bien au contraire
accroît
votre niveau d’engagement.

Chacun d’entre vous est engagé sur cette voie, chacun d’entre vous donne le meilleur de lui-même et pour moi, directeur, c’est un véritable bonheur.
Pour cela, un grand merci à vous d’offrir le meilleur de ce que vous êtes quelles que soient les circonstances.
Je ne souhaite qu’une chose : que tous les EHPAD qui nous entourent réussissent à relever ce gant.
Je souhaite aussi, pour toute ma vie professionnelle, être entouré de collaborateurs de votre qualité.
Le succès de notre EHPAD vous revient, à chacune et chacun…
Merci de m’avoir écouté, d’avoir accepté cette invitation.
Il est désormais temps que nous partagions cette réjouissance… »

Il se tut. Tout le monde était ému et aussi fier d’appartenir à cette communauté.

La messe était dite. Le point de vue était partagé.
Quoi de mieux pensa-t-il ?

Si normes, contraintes et autres changements d’organisation se mettent au service de notre projet, si chaque changement nous permet d’améliorer la qualité de vie pour tous, c’est uniquement parce que nous le voulons…
Et c’est bien ainsi.

Faire le bonheur d'autrui (fiction)                                     26 juin 2019

Observez cette femme âgée, dans son fauteuil.
Elle a moins de 90 ans.
Ses mâchoires bougent constamment, ses yeux luisent de colère.
Elle crie à l’intérieur.
On vous dit Alzheimer.
C’est sûrement vrai mais vous voyez une autre scène.
Une enfant de 12 ans, robe arrachée, sur la table de la cuisine de la ferme. Six soldats à l’uniforme noir s’occupent d’elle.
Elle crie à l’intérieur, sinon, ils lui briseraient la mâchoire à coups de crosse.
Voilà, l’adolescence est terminée : 3 semaines d’occupation du village auront à jamais scellé son avenir.
Son bonheur, c’est l’oubli. Ce sont ces petits moments, divins, où son esprit bien délabré se consacre à autre chose.
Ceux qui l’accompagnent le savent, le sentent.
Elle n’a jamais rien dit : le silence est de mise pour toutes celles-là.
Certaines n’éviteront pas la tondeuse.
Cela continue juste en face : il suffit de traverser la méditerranée.

Notre quête du bonheur est entravée, nous avons hérité de ces souffrances sans pouvoir les relier à rien. Ce sont des inquiétudes, des anxiétés, des peurs non fondées, transmises par mimétisme.

Le bonheur : quête illusoire ou volonté de guérir des douleurs invisibles ?
Peu importe, ne cessons pas de le quérir.
Nous le leur devons et nous nous le devons.

Inviter les résidents aux activités ? (fiction)                            5 Juin 2019

 

« Bonjour Mme Gustine, vous voulez que je vous emmène à l’atelier « jeux de mots » ?
Cela vous distrairait… »
Virginie avait pris sa voix la plus douce et enjouée.
Elle savait que ce n’était pas gagné.
Mme Gustine était là depuis peu et refusait de participer à toutes les activités.

« Non, merci ma petite, je suis fatiguée… »

« Oh vous savez, ce n’est pas très fatigant… » rétorqua Virginie.
Elle avait envie de la convaincre.

Toute l’équipe essayait à tour de rôle.
Mais elle disait non à tous, même au médecin.

« Laissez-moi donc tranquille, j’ai envie d’être seule… »

« Comme vous voulez, Mme Gustine… » concéda Virginie.

Le stage commença le lendemain.
Le thème : comment inciter les résidents à participer aux activités, tombait à pic.

« L’incitation est le milieu du gué » dit la formatrice, « on ne peut les contraindre et on ne peut les abandonner…Il faut donc trouver la juste formule…
Et si l’on remplaçait le mot « inciter » par le mot « inviter », qu’en penseriez-vous ? »

L’équipe approuva. Tout le monde était attentif.
Trop de résidents et de résidentes s’isolaient dans leur chambre, ce n’était pas bon signe.

« Ah oui, » dit Virginie, « on pourrait dire : l’animatrice organise un jeu de mémoire au salon à 15H00 et je suis venue vous inviter, c’est cela ? »

« Oui, c’est une bonne manière de présenter les choses : vous avez le QUOI, le QUAND et le OU… » répondit la formatrice.

« Oui, mais le problème reste le même » dit alors Claudie, « ils ne veulent pas venir… »

« Que disent-ils ? » demanda la formatrice.

« Ils disent souvent qu’ils sont fatigués… » répondit Claudie.

« Je vois » dit alors la formatrice, « ils auraient donc peur d’être encore plus fatigués, c’est cela ? C’est ce que vous leur demandez ? »

« Eh non, » rétorqua Virginie, « on leur dit juste que ce n’est pas fatigant… »

« Pensez-vous que l’on pourrait leur dire : Si vous étiez sûre que cela ne vous fatiguera pas alors vous viendriez, non ? » proposa alors la formatrice.

« On ne risque rien à essayer… » dit alors Claudie.

« D’autant que l’on peut adapter la formule à plusieurs situations » rajouta la formatrice.
« Par exemple, si l’on vous objecte une visite, vous pourriez dire : si vous étiez sûre que votre visiteur vous trouvera, alors vous viendriez ? »

« Pourquoi pas » dit Claudie. « Mais pas sûr que cela marche…. »

« Non, pas sûr » dit la formatrice « mais vous aurez essayé de la comprendre et peut-être accepterez-vous mieux son refus… »

« Oui, mais si elle fait une deuxième objection ? » dit alors Virginie.

« Même technique » asséna la formatrice « sauf que si elle n’adhère pas à la 2
e proposition, vous devez rompre. Dites simplement : je comprends, je vois, sans manifester de frustration…Je sais c’est difficile mais c’est leur droit de dire non, c’est votre devoir de les inviter et si nous le faisons au mieux, nous n’avons pas la prétention de réussir à chaque fois… »

« Donc » dit alors Virginie « la règle pour inviter c’est proposer, questionner sur les inquiétudes deux fois maximum et si c’est 2 fois négatif, accepter le refus ? »

« Exactement : c’est un peu comme la publicité : on essaie de vous séduire mais on ne vous force pas à acheter… »

La formatrice était très attentive : elle savait le poids de la culpabilité sur les équipes : ne pas savoir les inviter, ne pas savoir proposer correctement des choses aussi évidente qu’une toilette en minait certaines.
Elles avaient le sentiment que le refus des résidents était une offense à leur bienveillance et cela les mettait à mal.
Elle savait aussi qu’un peu de rhétorique était le seul moyen : ne pas vouloir convaincre à tout prix, ne pas faire d’un refus un drame, ce sont là tous ces petits riens qui cimentent ou lézardent une équipe.
Elle savait que pour être à l’aise avec ces formules, il allait falloir que chacun se les approprie, s’entraîne, renonce à des réflexes langagiers tels que : « Mais, non, cela ne va pas vous fatiguer ».
Cela tombait bien, ils avaient toute la journée pour s’entraîner.
Elle savait qu’elle allait intervertir les rôles, les situations, trouver des causes de refus comiques, bref tout un arsenal pédagogique pour dédramatiser.

« Je ne veux pas d’équipes courtoises et indifférentes » lui avait dit le directeur de l’EHPAD.
« Je veux que leurs propos soient justes, directs et authentiques. Et ça, elles ne l’ont pas appris à l’école, c’est donc à vous de le faire vivre… Chacune des soignantes est unique, singulière. Elles ne sont pas des perroquets…Compris ? »

« Oui, tout à fait » s’était-elle entendue répondre.
Elle avait de la chance : on savait où l’on allait…
Inciter c’était inviter et non convaincre. Cette notion-là était désormais acquise.


Tranche de vie d'aidant (fiction)                                             24.04.2019

 

 

 

Il était 21H00.
Le moment de calme.
Maman était enfermée dans sa chambre et allait s’endormir.
Il fallait juste garder l’oreille aux aguets en cas de chute.
La situation durait depuis une éternité : le matin, maman marchait, sans but, dans le vaste appartement.
Elle ouvrait et refermait précautionneusement des tiroirs.
Elle disait « Bon ».
Vers midi, son esprit s’éclaircissait un peu et elle acceptait de manger. Purée et yoghourts à la fraise…
Rien d’autre depuis… 5 ans peut-être.
Elle disait « Tu peux me… » et rien d’autre ne sortait.
C’est cela vivre au présent.

Elles n’étaient plus sorties depuis longtemps.
Maman refusait de prendre l’ascenseur ou de sortir de la voiture.
Toutefois, elle était heureuse, sereine après tant d’années de dépression et d’anxiété.
Un grand calme intérieur l’avait envahi.

Gisèle vivait seule avec elle depuis si longtemps.
Elle voulait continuer de la servir, de l’accompagner, comme l’on dit.

Elle savait que subrepticement les choses allaient changer en mal. Mais elle ne pouvait pas vivre sans croire : un aidant n’est pas aussi « robotisé » qu’un professionnel. Croire, espérer, dans ces cas c’est toujours souffrir. Mais souffrir, c’est mieux que l’indifférence ou l’abandon. Souffrir, cela se surmonte…
Après tout, elle s’était engagée, c’était sa responsabilité et il eût été bien navrant de sa part que de se laisser envahir par des sentiments inefficaces. Ce n’était pas elle « la dingo », ce n’était pas elle qui était à plaindre…

La démence qui s’installe, se pérennise, est un radical changement de paradigme. L’aidant fait les questions et les réponses. Il n’échappe pas aux larmes, aux craintes, aux doutes et parfois à la colère : ce ne sont que des épiphénomènes.

Gisèle avait réduit au maximum les contacts sociaux. Issue d’une famille de « taiseux » elle savait bien que ces regroupements lui feraient plus de mal que de bien.
Elle lisait, beaucoup et se préparait de bons petits repas.

Elle ne craignait qu’une chose : le placement en maison spécialisée.
Elle savait que l’on y passe de bons moments mais elle craignait aussi que les stimulations de toutes natures brisent les tendres routines du quotidien.
Et puis, elle se l’avouait sans détours, elle avait peur de se retrouver seule : c’était son pire cauchemar.

Cette situation l’avait grandie : vivre le mieux possible dans ces circonstances la rapprochait de la sagesse. C’est ainsi, parfois, que le dévouement rend plus fort, donne un sens irremplaçable à l’existence.
Elle l’avait bien compris : le vrai prix du dévouement, c’est l’indépendance…

 

Alzheimer et l’amour…(fiction)                                                    27mars 2019

 


Ma chère épouse,

Voilà maintenant plusieurs mois que tu es partie. Mon chagrin ne faiblit pas. 
Cinquante ans de vie commune, toujours ensemble. Tu me connaissais si bien.
Quand tu as tout oublié je ne m’en suis pas formalisé. Quand tu me demandais qui j’étais, je répondais « je suis et je t’aime ».
Alors, tu serrais mes mains très fort.
Cette maladie ne nous a pas éloignés, elle nous a attendris. Finies, mes colères, mes ordres, mon orgueil. Je devais te servir et je l’ai fait.
Mon cœur est toujours plein de toi. Ces cinq ans de tendresse je te les devais. Tu m’as tant donné.
Chaque jour, je cherchais des parfums, des images, des mots et des chansons pour t’aimer, te rapprocher encore, t’inclure dans toute cette espérance du désir.
Je sentais que j’étais dans ton cœur, au plus profond. 
Certaines nuits, nous sortions à ta convenance. Parfois en robe de chambre, nous traversions le village, nos corps baignés dans la brise tiède.
Assis près de la rivière, nous chantions, récitions des poèmes, des prières.
Tu adorais te blottir contre moi, le soir.
Cent fois tu me questionnais, parfois terrorisée, parfois seulement tremblante. Cent fois je te répondais, comme un écho bienveillant.
Cette maladie nous a rendus indispensables l’un à l’autre, noyés dans notre présence. Je la bénis.
Je sais désormais ce que signifie appartenir à l’autre. Je n’étais plus que désir pour toi, désir de toi, désir en toi.
Désormais redevenu moi, je nage encore dans ces effluves de nous deux.
Pourrai-je me donner ce que je t’ai donné ? En aurai-je la force, le courage ?
Je suis encore si plein de toi, un peu comme si tu étais entière en moi. 
Je suis fier et heureux de notre vie. 
Je souhaite à chacun autant d’amour dans cette épreuve car, seul l’amour, peut transcender nos états…

 

L’homicide contre soi… (fiction)                                                         20.03.2019

Berthe y songeait depuis longtemps. Elle avait une chance inouïe, son gendre était anesthésiste à l’hôpital et elle avait pu se constituer une petite réserve discrète.

Elle s’y était préparée comme une option depuis 6 ans.

Elle avait pensé à René Crevel, à André Molinier et à tous ces autres qui ne voulaient plus de ce que leur offre le destin.

Elle savait déjà que ce serait à la fois facile et agréable, ce qui lui donnait un net avantage.

S’endormir, rêver et ne pas se réveiller…

Si l’on proposait cela en libre-service, que se passerait-il ?

A la moindre contrariété, chacun pourrait se supprimer ? Stupidement ? Pour cesser d’affronter les difficultés ?

Et, en outre, l’âge venant, les inconvénients majeurs de la vie, ou simplement la lassitude seraient des facteurs de poids.

Un comprimé, l’on s’endort avec des rêves magnifiques et puis c’est tout. 

Elle pensait donc que les conditions du self-homicide, que passer de vie à trépas avec bonheur était un bon choix.

Elle y réfléchissait depuis 6 ans, elle prenait son temps, c’était sérieux.

Elle ne voulait pas disparaître communément, comme un dépressif ou un surendetté ou un malheureux en amour. Non, ce devait être un choix purement réfléchi, non dicté par ces circonstances.

Personne n’aurait imaginé que cette veuve de 80 ans, en pleine forme, qui voyageait, lisait, recevait beaucoup, s’impliquait dans du bénévolat, personne n’aurait pu deviner son cheminement intérieur.

« Vous allez devenir centenaire, Bethe… » lui avait dit son médecin.

Elle avait souri. Etait-ce une chance ?

On la complimentait beaucoup sur son énergie, toutes ses activités. Elle dormait bien ne prenait aucun médicament et avait un mode de vie très équilibré.

La seule chose qui la gênait un peu, c’était d’imaginer qu’après son départ les gens attribueraient son geste à une dépression masquée.

Bref, s’ôter la vie était un acte de démence pour les autres. Ils allaient se sentir coupables de n’avoir rien vu venir. C’est idiot mais c’est ainsi.

Elle, pensait qu’elle en avait le droit et la possibilité. Lassitude ? même pas. Non, c’était un choix, sa liberté à elle dont peu de gens disposaient.

C’était une option à saisir après un grand moment. 

Les autres, ils s’en remettraient. Il est logique que les vieillards meurent.

On ne peut éternellement vivre de ses souvenirs et de la compassion d’autrui. 80 années bien remplies c’était déjà beaucoup.

Un futur d’assistée, elle n’en voulait pas. Ces bavardages inutiles sur leurs petits maux de ses amies de la même génération l’irritaient. Ces admirations des plus jeunes pour une vieillesse en forme l’injuriaient. Bien sûr, ils se rassuraient comme ils pouvaient en énonçant toujours ces mêmes compliments. Elle le voyait bien.

Elle avait déjà préparé son menu : ce serait à la fin de l’été. Philomène lui préparerait quelques huîtres, puis un peu de caviar sur glace et un verre de Gevrey Chambertin.

Ensuite, bien installée au chaud sur la terrasse, avec une couverture en mohair, elle lirait un peu de Vigny.

Philomène lui apporterait un verre d’armagnac et elle la congédierait.

Les cachets lui feraient tourner la tête, sourire intérieurement. Elle fixerait le grand chêne du jardin qui lui avait toujours donné force et apaisement.

Ses paupières se fermeraient petit à petit et elle s’endormirait avec un sourire béat. Elle apprécierait chaque seconde, la dégusterait avec passion.

Ce serait une belle fin, une belle conclusion, une mort à la hauteur de sa vie, de ses passions, de ses exigences. Vivre intensément ses derniers instants, se dire adieu en souriant, avec tendresse et sérénité, quoi de mieux ?

Histoire de famille (fiction)                                         6 Mars 2019

« Mais toi Sylvie, tu ne travailles pas, tu as de la place, tu pourrais la prendre, non ? »
Sylvie fixa son petit frère.
Elle le connaissait : il voulait se débarrasser du problème sans culpabiliser.
Elle le savait, sa mère ne pourrait plus rester longtemps au domicile à moins que de réaliser de lourds investissements architecturaux et une surveillance 24/24H00.
Le coût serait abyssal d’autant qu’à 94 ans l’amortissement n’était pas gagné…C’était irréalisable.

« Non, Eric, elle a besoin d’une surveillance 24H/24 et d’un suivi médical très rigoureux. Il faudrait en plus une veilleuse de nuit et une auxiliaire de vie…Tu sais ce que cela coûterait ? »
« Mais enfin toi, tu ne pourrais pas t’en occuper, nous on viendrait le week-end… »
« Non, Eric, c’est impossible…Il n’y a qu’une solution : la maison de retraite… »
« Mais enfin tu sais bien que ça la tuerait, elle le dit chaque fois… »

« Eric, tant que toi et moi et le reste de la famille ne serons pas convaincus que c’est la meilleure solution, en effet la pilule aura du mal à passer. Tu sais bien comment elle est maman, quand elle dit  - ça me tuera – elle exagère, comme toujours…
C’est à nous de la convaincre que c’est le meilleur choix, que nous ne l’abandonnons pas mais que nous avons choisi la meilleure solution… »
« Mais c’est peut-être un peu tôt, non ? » reprit Eric.

Il se défile encore, il ne veut rien faire mais pas non plus assumer le « placement » car il a toujours dit à maman « qu’elle ne serait jamais placée », surtout d’ailleurs pour lui faire plaisir.
« Non Eric, c’est déjà un peu tard…Nous aurions dû en parler avant, l’envisager comme une option… »
« Bon, après tout tu as peut-être raison. Mais maman n’a pas les moyens de payer, si ? »
« Il faudra vendre l’appartement… »
« Bon, et si ça ne suffit pas ? » dit alors Eric.
« Eh bien il faudra que toi et moi nous rajoutions ce qui manque… »

Eric sentait bien que sa femme ne serait pas très contente : elle détestait depuis toujours sa belle-mère et puis elle aussi, ses parents se faisaient vieux…

Il détestait annoncer les mauvaises nouvelles, surtout à sa mère et à sa femme. Il enrobait, évitait, suggérait et puis cela finissait toujours par lui retomber dessus.

« Je peux m’en occuper, si tu veux…Je te demanderai simplement de confirmer à maman par téléphone que c’est un choix commun… » dit alors Sylvie.

« Oui, c’est une bonne idée… » Eric savait que maman finirait par se rendre à ses arguments.
Il avait toujours eu une grande influence sur elle.

Il fallait désormais qu’il cherche à argumenter : le mieux pour elle, le plus sécurisé, c’était un peu court comme argument.
Certes, elle serait en sécurité auprès de professionnels qui connaissaient leur boulot.

Toutefois il allait devoir se poser des questions de fond : comment l’accompagner efficacement ?
Ses propres enfants voyaient ou sentaient le peu d’intérêt qu’il avait jusque-là porté à maman.
Il y avait tant de choses, finalement qu’il ignorait.
N’était-ce pas le moment pour elle de raconter, son enfance son adolescence, en sélectionnant les meilleurs moments. Et pour lui et sa famille ce pourrait être un beau cadeau. Avec des photos pour illustrer… et probablement des surprises…
Il avait vu sur un site internet que certains établissements proposaient aux résidents d’écrire leur histoire de vie.
Pourquoi ne pas faire « revivre » cette maman comme une personne et non seulement comme sa maman…
Pourquoi ne pas faire revivre ses grands-parents, ses arrières grands parents avant que tout cela ne s’efface et qu’il se retrouve seul.
Il pourrait ensuite faire un petit montage vidéo qui circulerait dans la famille…

 

Plaintes du matin à l'EHPAD (fiction)                               20 février 2019


« A mon âge, on ne vit plus, on survit à peine » murmura Madeleine.

La chambre de l’EHPAD était spacieuse et baignée de soleil.
Virginie, l’aide-soignante, ne savait que dire.
Elle s’habituait peu à peu à ces plaintes, lancinantes, des résidentes.

« Ne pas nier ce qu’elles disent ressentir » avait dit la formatrice.
« Ne pas se précipiter vers un mais-non, mais-non, trop fréquent dans la bouche des soignants. »

Elle laissa donc quelques secondes s’écouler. Elle ne pouvait pas non plus passer à côté, faire comme si de rien n’était.

« Vous ne vous sentez pas en forme ce matin ? » demanda Virginie.

« Je ne me sens jamais en forme : je me couche fatiguée et je me lève fatiguée…Vous savez ma petite, ce n’est vraiment pas drôle de vieillir… » répliqua Madeleine.

« Vous serez fréquemment confronté à de la tristesse ou de la colère » avait dit la formatrice. «Le mieux que vous ayez à faire, c’est de l’accepter, de l’intégrer comme un élément incontournable des relations que vous aurez avec vos résidents. Surtout, n’en prenez pas ombrage : ce n’est pas une critique de votre travail…. » avait-elle rajouté.

Virginie le savait : il fallait lutter de la bonne manière contre ce spleen que certains résidents transmettaient aux équipes. La sensibilité ne doit pas conduire à être triste pour eux mais plutôt à échanger sur ce qu’ils ressentent.

« Vous voulez dire qu’il y a rarement de bons moments, c’est bien cela ? »

« Oui, je veux dire que ce n’est pas drôle de mourir un peu chaque jour, de s’en aller par petits bouts… » murmura Madeleine.

« Pensez-vous que nous pourrions faire mieux, enfin, je veux dire, pensez-vous que je pourrais davantage vous aider ou vous soutenir ? » demanda Virginie.

« Non, ma petite, vous n’y pouvez rien…C’est le temps qui passe et repasse sur nos vieux corps et vous ne sauriez le stopper, n’est-ce pas ? »

« Vous avez raison, Madame, je ne peux arrêter le temps. Je peux simplement essayer de faire en sorte que les moments que nous passons ensemble vous soient le plus agréable possible… » répondit Virginie.

« C’est vrai, et pour tout vous dire, je me sens bien avec vous, Virginie, vous êtes mon petit rayon de soleil… »

« Merci Madame » dit Virginie.

C’était donc cela, chaque jour trouver les mots, accepter la tristesse et s’orienter vers le présent. Il n’y a là rien de désespérant, pensa alors Virginie.
C’est peut-être cela, le plus bel aspect de notre métier.
C’est peut-être cela, savoir accompagner le grand âge…

 


Le vieux chandail (fiction)                         mercredi 6 février 2019

« Ah voilà, on a encore mis ce vieux chandail à ma mère alors qu’elle en a de bien plus beaux » s’exclama Alexandra, la fille de Mme F.

L’équipe était habituée : c’était le même rituel à chaque visite.
Rien n’allait, la chambre était toujours trop sale, la nourriture pas fraîche, quant au linge…

« Ne le prenez pas pour une négation de votre travail… » avait dit le directeur.
« En fait, c’est sa manière à elle de nous montrer qu’elle n’a pas abandonné sa mère et qu’elle s’en occupe mieux que nous…Vous le savez bien, ces attitudes de compétition sont fréquentes…. »

« N’empêche, » dit Héloïse, « ça fait toujours mal, si peu de reconnaissance »…

« Oui » rétorqua le directeur, « cela peut faire mal, mais vous savez aussi bien que moi que ce n’est qu’une égratignure…Cette dame préfère être en compétition avec nous plutôt qu’en coopération. Et, croyez-moi, Mesdames, ce n’est pas faute de lui avoir expliqué… »

« Donc nous sommes condamnées à subir son mauvais caractère et ses remarques acerbes ? » répliqua Héloïse.

« Condamnées ? » dit alors le directeur, « vous pensez que le fait que les familles ou les aidants soient imparfaits c’est une condamnation ? »

« Non, pas tout à fait » concéda Héloïse…

« Vous avez le choix de vous voir en victime ou celui de voir une famille qui n’arrive pas à trouver sa place, une famille qui n’a pas conscience des conséquences de ses propos sur votre sensibilité… » dit alors le directeur.
Catherine, l’IDEC, intervint : « Oui, en fait ces remarques ne devraient pas nous blesser mais plutôt nous alerter… »

« Absolument » dit alors le directeur, « je me fais fort à chaque rencontre avec les familles d’évoquer directement ou indirectement la manière dont elles doivent faire des remarques. C’est pourquoi nous avons mis en place le cahier de remarques et suggestions. C’est facile de râler, c’est plus délicat d’écrire et signer, non ? »

« Oui, » dit Catherine, « et pour les plaintes récurrentes, continuer de les voir comme des symptômes et non des reproches…Finalement l’adaptation des familles à l’Ehpad est parfois plus difficile que celle des résidents… »

Héloïse éclata de rire. « Pas faux » dit-elle.

« Je vous le rappelle souvent » dit le directeur, « la qualité de votre travail et de votre engagement ne doit jamais être remis en cause par l’anxiété d’un visiteur, tout le monde est bien d’accord avec ça ? »

« Oui » répondirent en chœur tous les membres de l’équipe.

« Donc, je résume » dit alors Cathy « les mini-colères de certains visiteurs sont pour nous des symptômes d’une mauvaise adaptation et la qualité de notre travail n’est pas remise en cause par ces propos. »

Ainsi se termina la réunion : 2 idées simples, souvent évoquées, souvent répétées sont généralement facteurs de cohésion et remontent souvent le moral des troupes.

Ainsi vont les vies en Ehpad…

16 Janvier 2019

EHPAD : l’on peine parfois à faire des familles des alliés et notamment à évoquer le sujet de la culpabilité et du sentiment d’abandon…

Le diable dit toujours aux soignants : « Tu t’occupes si bien des autres que tu n’as nul besoin de t’occuper de toi. »

EHPAD : L’on est passé d’une faiblesse de moyen à des accusations de crimes contre le grand âge dans notre France coutumière des propos excessifs…

L’on devrait davantage se réjouir de vieillir : le temps ajoute toujours de la luminosité à la vie…

 

Réseaux et internet : quel paradoxe, la connexion aux autres accroît la solitude de chacun…                                                            3 Janvier 2019

 

La compréhension nous rend moins sujets à la détresse, à la colère, à la haine. Toutefois, elle nécessite un effort, une volonté de sortir de sa condition de révolté, comme une envie de transcendance.

 

Familles en EHPAD : avant que de se précipiter pour les « rassurer », comprendre et faire comprendre la singularité de leur désarroi…


A travers la prise en charge des parents Alzheimer, de multiples petits morceaux d’histoire personnelle peuvent fabriquer joie, tristesse, colère, haine... Ils sont transitoires mais au fil du temps s’accumulent .
Oui la perte de mémoire des parents peut raviver les douleurs des enfants-aidants. 
Elle est peut-être là l’origine de la maltraitance familiale : se sentir moins aimé peut conduire au pire.

 

Retraite : le temps des regrets ? (fiction)               20 décembre 2018

 

L’exercice du pouvoir et des responsabilités avait fini par devenir le fil conducteur de sa vie…Le jour où tout s’arrêta, ce fut le premier grand drame.

Dès ce jour-là, tous les regards sur lui changèrent, même ceux des proches.

40 années à recevoir des regards approbateurs voire admiratifs, des yeux qui disent : c’est vous qui comptez… Comment s’en défaire ?

Quoiqu’on en dise, on ne sait pas se préparer, avoir la dose d’humilité suffisante…Il avait inventé de faux projets pour se justifier aux yeux du monde, discouru avec allégresse sur les vertus du temps retrouvé…

Mais il n’en était rien.

Son corps commença à se voûter dès ce jour-là, il le vit dans l’ascenseur.

Ses yeux perdaient leur éclat. Celui qu’il contemplait était un homme seul, sans responsabilités, sans pouvoir, sans but.

Il lui fallût plusieurs années pour amenuiser cette humiliation.

Et encore, à chaque repas de famille, à chaque  manifestation, et même à la boulangerie, il fallait encore qu’il démontre qu’il avait eu du statut.

Il rejouait le même rôle mais personne ne l’écoutait ou seulement avec cette indulgence due aux vieillards…

Les autres, eux, ceux qui n’avaient eu ni égards ni pouvoir, se réjouissaient. Ils l’avaient doublé. Ils étaient heureux, avaient des projets. Ils ne parlaient que rarement d’autrefois : ils vivaient une autre vie.

« Quel méchant tour m’a joué la vie… » disait-il à son psy.

« Vous êtes comme un acteur qui ne veut jouer qu’un seul rôle… » lui répondait-il en écho.

Le deuxième choc, ce fut la santé : elle chancelait. Son corps lui rappelait quotidiennement qu’il ne pouvait plus vivre comme avant.

Il se déplaçait désormais plus lentement, cherchait parfois ses mots et n’avait toujours goût à rien.

Il avait pensé que c’était temporaire mais cela perdurait, s’accroissait.

Seul dans son salon, il continuait d’errer, sans but, de petites habitudes en petites habitudes. 

« Tu ne t’aimes plus beaucoup, tu n’as plus guère de fierté pour toi-même… » lui avait dit son épouse avant de le quitter.

Cette phrase lui revenait constamment à l’esprit…

Un beau matin, une pensée s’insinua en lui : « Tu as été le mentor des autres toute ta vie, pourquoi ne deviendrais-tu pas le mentor de toi-même ? »

Cette idée le fit sourire tout d’abord : comment être son propre mentor ?

« Pourquoi pas » lui dit une petite voix intérieure « prends en main ce personnage abattu par sa destinée, offre lui de nouveaux défis, de nouvelles perspectives, bref d’autres occasions d’être fier de lui, de se rabibocher avec lui-même… »

Bon, il faudra donc que je réapprenne patience et humilité, pensa-t-il. Cela me fera le plus grand bien.

D’abord, se fixer un but. Mais quel but ? S’agissait-il simplement de pouvoir oublier tout ce qu’il avait été ?

Devait-il se mettre au service du monde ? 

Cela semble simple de se fixer des buts dans la vie mais pour lui cela semblait inatteignable.

« Cela fait bientôt dix ans que je rumine » pensa-t-il, « que je vois un psy une fois par mois, que chaque journée est un vrai tourment, que j’ai hâte d’aller me coucher et déteste me lever, peut-être n’étais-je bon que pour avoir un rôle de leader dans une organisation ? Peut-être n’y-a-t-il plus rien d’autre ? »

Il avait voyagé, d’est en ouest, du sud au nord, goûté des cuisines improbables, saisi de magnifiques paysages avec indifférence…

« Je ne suis pas prêt à vivre » dit-il au psy, « je ne suis finalement qu’un amas de regrets,…Je suis une feuille tombée de l’arbre et qui attend sans espérer… »

« Oui » lui répondit le psy. « Vous jouez à cache-cache avec vous-même. Peu nous importe la raison. Cessez donc de chercher qui vous n’êtes pas… »

Le psy se leva et lui demanda de prendre place devant la webcam.

« Vous avez 5 mn pour dire ce que je devrais faire pour vous, pas une de plus… »

Et il sortit.

Il fixa l’objectif et dit :

« Vous avez raison, doc, vous ne pouvez rien pour moi. Je vous demande l’impossible, de me faire exister en tant que moi-même. Je cherche des causes idiotes à mon désarroi. Je m’enferme dans le piège de celui qui ne sait pas faire le deuil de son passé. En fait, tout cela est très intéressant. Il y a probablement des tas de gens sur terre qui ne savent ni ne peuvent le faire. Ma mission va être de leur faire gagner du temps, ce temps perdu à vouloir être seulement ce que l’on a été.

Ca y est. Je sais, j’ai compris… »

Le temps des regrets et de la nostalgie allait s’effacer. Une grande épreuve l’attendait et qu’il avait longtemps retardée : « Connais-toi, toi-même ».

Il était prêt.

Moments de vie… (fiction)                      jeudi 13 décembre 2018

 

Les rayons du soleil, à peine troublés par les voilages blancs lumineux, donnent à la chambre un aspect mordoré. Tout n’est que calme douceur et harmonie…

On frappe à la porte.

« Entrez » dit Louise.

Une jeune femme apparaît dans l’embrasure. Elle porte un chandail vert.

« Bonjour Madame »

Elle a une voix grave, chaleureuse.

Elle est à la fois douce et sérieuse.

« Tout d’abord, bienvenue dans notre maison…Je m’appelle Sophie et mon rôle est de faire du mieux possible pour que la vie dans cette nouvelle maison se passe au mieux. »

« Ah » dit Louise. « C’est bien… »

« Je crois que vous avez quatre enfants, huit petits-enfants et aussi une arrière-petite-fille, c’est bien cela ? » lui demande Sophie.

« Oui, tout à fait » répond Louise.

« Il arrive que parfois, des personnes qui s’installent en maison de retraite souhaitent écrire à leur famille. Pas seulement des courriers, mais ils considèrent que leurs descendants ne les connaissent que comme mère, grand-mère ou arrière-grand-mère.

Ils ignorent souvent la jeune fille que vous avez été, puis la femme que vous êtes devenue…

 

Ceux qui s’engagent dans cette aventure souhaitent donner à leurs proches une vision des bonheurs d’autrefois, de ces bons moments qu’ils ne connaissent pas forcément… Qu’en pensez-vous ? »

 

« C’est vrai que finalement, je me rends compte que mes proches ne connaissent pas ou peu mes parents ou grands-parents, que je ne leur ai jamais raconté quand et comment j’étais tombée amoureuse de mon mari…La vie était différente mais on avait aussi beaucoup de bons moments…

 

Mais je ne sais pas comment faire… »

 

« Si vous le souhaitez, nous pouvons y aller par petits bouts…Chercher les meilleurs souvenirs. Je vous aiderai à les transcrire là, sur ce petit ordinateur et vous me direz si cela est fidèle à ce que vous avez ressenti… »

 

« Ah oui, » dit Louise, « maintenant je me souviens de ma première communion, à 7 ans. Maman m’avait cousu une belle aube blanche et un petit diadème de fleurs blanches aussi.

 

J’étais fière pendant la procession... »

 

« Nous pouvons commencer par ce moment, qu’en pensez-vous ? Et souvenez-vous, nous ne choisissons que les meilleurs moments…»

 

« Oui, bonne idée. Parce que souvent, dans la chambre, on ne sait pas quoi penser et on rumine…Je vais y réfléchir, voir ce que je retrouve. Vous viendrez me voir souvent ? »

 

« Tous les jours, si c’est nécessaire » répliqua Sophie.

 

« Oh c’est formidable, je sens que nous allons bien nous entendre… Merci beaucoup. »

 

« Merci à vous, car moi aussi je vais découvrir beaucoup de choses et cela me plaît beaucoup. Alors, à demain. »

 

Ainsi peu s’installer le storytelling dans les EHPAD. Parfois le secret est bien gardé et les descendants découvrent une femme derrière la mère ou la grand-mère. Ils touchent du doigt une famille des siècles passés, des moments de bonheur qu’ils n’auraient jamais supposés…

 

Et la vie continue, plus riche encore de ces témoignages…

 

Pudeur dans les soins et toilettes (fiction)          5 décembre 2018

 

Catherine, cadre de santé, souhaite prendre le temps d’évoquer, par petits bouts, ce sujet avec ses équipes.
Elle aimerait que chacun sache en parler et puisse exprimer son point de vue.
Elle commença :
« De mon point de vue, l’on passe rapidement de « banalités » sur le sujet de la pudeur à des protocoles.
Selon moi, une équipe devrait savoir « faire le tour d’un sujet difficile », comme celui-ci.
Chacun donnerait une bonne raison de décrire exactement ce qu’il ressent sur le sujet… »

Elle savait aussi qu’il lui serait aussi nécessaire de « zapper » les points de vue que chacun peut avoir sur son propre corps (fierté ou honte)…

« Qu’en penses-tu Martine ? »

« Je ne sais pas trop…C’est vrai que lorsque l’on fait une toilette à deux, c’est délicat, on fait souvent comme si de rien n’était… » répondit Martine.

« D’accord » dit Catherine, « mais le mot pudeur pour toi, qu’est-ce qu’il signifie ? »

« Pour moi, les personnes se retrouvent parfois quasi-nues devant nous, elles doivent parfois avoir honte de leur corps… surtout face à des soignants beaucoup plus jeunes…dont les corps sont plus enviables… »

« Donc pour toi, la pudeur c’est de faire en sorte que nos résidents ne soient plus gênés par leur nudité ? »

« Oui, je sens, même s’ils ne disent rien, que la situation a un caractère humiliant, les renvoie à une forme de laideur... »

Virginie les interrompit : « Tout de même, ils nous font confiance, nous sommes des équipes médicales, le contexte est différent… Et puis bon, parfois, on ne peut l’éviter… »

« Donc Virginie, tu penses que la question de la pudeur est liée au ressenti des résidents et qu’ils s’y habituent très vite ? »

« Oui, je pense que dans la majorité des cas, ce n’est pas très important… » rétorqua Virginie.

Virginie était une belle jeune femme, mince, élancée, sportive et qui n’éprouvait aucune honte à se trouver en petite tenue dans les vestiaires.
« Cela influence-t-il son point de vue ? » pensa Catherine

Elle souhaitait que l’intelligence collective produise une vision commune sur le sujet.
Elle souhaitait que le mot pudeur ait le même sens pour tous.
Elle n’était pas pressée.

La bientraitance prenait un tour qui lui déplaisait : c’était d’avantage de la courtoisie, chacun s’enfermait dans des attitudes neutres et distanciées, avec un sourire de circonstances puis les comptes-rendus faisaient le reste. Si la bientraitance fabrique des équipes béni-oui-oui, alors ne nous étonnons plus du détachement progressif de chacun.

« Si je résumais, » dit Catherine,  « la pudeur serait un sentiment exprimé ou non, directement ou indirectement par les résidents et qui pour certains impacteraient la relation dans le soin, pour d’autres seraient banalisés. »

Lydia prit alors la parole : « Le sujet en lui-même est tabou. Comment donc parler d’un tabou avec nos résidents ?
Si on leur demande si le fait d’être dénudés devant des étrangers les gêne, ils répondent que non, que c’est notre travail…Mais je ne suis pas sûre qu’ils le pensent réellement… »

« Donc tu veux dire que chaque résident éprouve un sentiment de honte dans cette situation, que le temps ne fait rien à l’affaire et qu’il est difficile de verbaliser le sujet avec eux, c’est bien cela ? »

Virginie piqua un fard. Au fond d’elle-même elle sentait bien qu’ayant personnellement banalisé le sujet, étant fière de son corps, cela avait perturbé son jugement…Mais personne ne semblait lui en vouloir.

Catherine poursuivit : « Pour l’instant, si nous savons à quoi nous renvoie cette notion de pudeur dans les soins, nous ne savons toujours pas comment évoquer le sujet avec nos résidents, on est un peu bloqués… »

Virginie reprit la parole : « Peut-être pourrions-nous évoquer avec nos résidents, je ne sais pas encore comment le formuler, que soins et toilettes exposent les corps aux regards des professionnels, que les équipes sont conscientes de la gêne que cela peut occasionner, que la question soit posée une bonne fois pour toutes à chaque résident, même à ceux qui ne peuvent plus s’exprimer… »

« Ah, je vois… » reprit Catherine, « la pudeur deviendrait une question que chaque résident pourrait évoquer, s’il le souhaite, avec les équipes. Ils sauraient désormais que nous sommes parfois mal à l’aise car nous avons peur de les froisser, les gêner et ce serait leur liberté d’évoquer ou non ce sujet avec nous. Cela pourrait peut-être nous rapprocher, créer cette empathie qui nous manque tant parfois. Ils saisiraient aussi que nous sommes sensibles à leurs préoccupations les plus intimes… que nos visages neutres n’évoquent pas le désintérêt mais tentent de masquer notre gêne…Qu’en pensez-vous ? »

« Pourquoi pas… » dit Virginie. « Mais je ne me sens pas préparée à parler de ce sujet… »

Catherine sentait l’équipe plutôt favorable à l’idée mais plutôt hostile à échanger avec les résidents sur ce sujet… 

« Ce que je vous propose dit alors Catherine, « c’est de solliciter avec le plus de tact possible les résidents…que nous partagions avec eux certaines incertitudes, des sujets que nous n’évoquons jamais et qui restent fondamentaux. Cela ne réglera pas tous nos problèmes mais peut-être cela nous rapprochera d’eux… Qu’en pensez-vous ? »

L’équipe opina du chef. Pour une fois que l’on ne nous imposait pas des procédures pour le bien des résidents, pour une fois que le cadre était prêt à s’exposer, on verrait bien…

Cela avait été plus rapide que prévu. Il semblait urgent à Catherine de développer une empathie profonde avec les résidents.
« C’est le prix de la bientraitance. » pensa-t-elle « une tendance généralisée à renforcer les liens, parler de sujets « tabous » avec tact et mesure…

Chagrin d'amour (fiction):                                     7 novembre 2018

 

Estelle posa son fichu. Il commençait à faire chaud dans la salle.
"Que c'est difficile d'effectuer des travaux aussi simples" pensa-t-elle.
L'animatrice leur avait donné des fiches cartonnees à colorier.
"Oh, ça me barbe..." dit soudainement Aurélien.
"Tu veux un peu d'aide?" demanda Estelle.
"Non, merci, je devrais m'en sortir..."
"C'est une délicieuse punition, non ?"
"Ah, ça, si j'avais su qu'un jour je me remettrais au coloriage, j'aurais instantanément mis fin à mes jours..."
Aurélien avait conserve intact son sens de l'humour.
Il était toujours impeccable : chemise blanche et cravate. Il ne faisait pas du tout ses 94 ans. On lui en eût donné tout au plus 85.
Estelle eprouvait plus que de l'affection pour lui. Mais il demeurait distant. Courtois mais distant, chaleureux, attentif, mais distant...
Elle ne se resolvait pas à cette situation : elle aurait voulu de l'amour, avec un grand A. Elle aurait voulu être courtisée, sentir ses belles mains sur les siennes. Elle voulait frissonner, s'abandonner une ultime fois.
Une delicieuse gêne s'emparait d'elle à chaque fois qu'elle s'installait près de lui pour colorier.

 

"Alors, Mme Estelle, vous aidez votre amoureux ?"
L'animatrice avait mis les pieds dans le plat. Estelle se sentit rougir : elle était ridicule ...
Elle fit celle qui n'entendait pas.

Aurélien haussa le ton : "De quoi je me mêle ?"
Estelle frissonna. Si il se mettait en colère, c'est peut-être que ....
"Oh, excusez-moi" dit l'animatrice "c'etait hors de propos..."
"Ca, vous pouvez le dire...." rétorqua-t-il.

Estelle se sentit tout à coup videe de tout : un grand trou noir, peut-être cette fameuse antimatière, aspira tous ses rêves.
Elle resta là, hébétée, tenant distraitement son pinceau en l'air. Son esprit se disloquait. Elle ne parvenait plus à penser, à être, à exister.
Ainsi, il n'éprouvait rien pour elle, qu'une vague sympathie.
 

Elle pensa, à ce moment-là, que sa vie ne valait plus la peine, qu'elle avait été aspirée par cette malédiction. Elle resta là, muette, l'encéphale endolori. Elle ne mangea plus, ne dormit plus, ne parla plus. C'était la fin.

 

La visite d'EHPAD (fiction):                                    31 octobre 2018

 

« Je vais vous demander d’observer ce que l’on regarde peu : la bienveillance des équipes envers les Résidents… »
Paul, Directeur expérimenté savait où il allait.
La famille avait l’air surprise. Tant mieux pensa Paul.

Cela avait commencé le mois dernier : un séminaire pour optimiser les taux d’occupation.
Paul avait grommelé : « On va encore nous matraquer avec Maslow ou la méthode SONCAS…Rien n’aurait encore changé depuis le XXe siècle ? »
Le Directeur commercial était arrivé. Un nouveau : Paul ne l’avait vu qu’une fois. C’était l’ancien directeur marketing d’un Labo.
Il attaqua direct :
« J’ai visité 2 établissements concurrents qui proposent le même type de prestations que nous. Après avoir rencontré le premier directeur, j’ai eu l’impression d’avoir affaire au type le plus intelligent du monde. Après avoir rencontré le second, j’ai eu l’impression d’être le plus intelligent du monde. Et vous savez pourquoi ?.... »
« Pas le moment de faire le malin » pensa Paul.
Ca bourdonna quelques secondes…
« Eh bien le premier m’a démontré avec brio les avantages de son établissement et le second m’a donné envie de lui confier un parent… 
Eh oui, le premier a parlé de lui, le second de moi… »
Il s’arrêta trente secondes…
« Le second m’a fait comprendre pourquoi et comment je devais agir avec mon parent…quels étaient les buts, comment contribuer efficacement à sa nouvelle vie,…
Bref, le premier était enthousiaste, le second, enthousiaste, curieux et humble »…


« Alors, évidemment, » reprit-il « nous rêvons tous d’une méthode à décortiquer les entretiens réussis que nous pourrions réutiliser avec succès … Mais vous le savez aussi bien que moi, c’est impossible et je vous prie instamment d’abandonner ce rêve… »
« Ah, » pensa Paul, « cela devient intéressant… »

« C’est la raison pour laquelle il n’est plus nécessaire  d’analyser les motivations des clients à travers une grille. Prenons le plaisir de les découvrir. Ils ont un ensemble de désirs et de craintes : ne courons pas tout de suite pour les rassurer… »
« Vous ne pensez pas, par exemple, que les tarifs peuvent constituer un frein, surtout chez nous ? » François n’y tenait plus. Ce type ne connaît rien à notre secteur, pensa-t-il.
« Non » dit le Directeur commercial. « Et vous ? »
« J’entends souvent dire que l’on est trop cher… »
« Et pourtant les gens connaissent vos tarifs à travers votre site, n’est-ce pas ? »
« Euh, oui… » en fait, François ne savait pas.

« De la même façon que l’on refuse une invitation à dîner de sa belle-mère en prétextant un manque de temps … ce qui est faux… les prospects utilisent le « c’est trop cher », les résidents « j’attends de la visite ou je suis fatigué »

« Vous voulez dire que le tarif est cher si la prestation a été proposée sans avoir créé un premier lien véritable entre la famille et nous ? » osa Paul.
« Oui, c’est exact » répondit-il.

François maugréait «Tu parles, moi j’ai un concurrent direct à 8kms et 9 euro de moins en prix de journée alors tes histoires de désir… »

« Toute la question est là » reprit le DC.  « Chaque établissement est unique et chaque visiteur est unique. A nous de les découvrir. J’aurais l’air idiot si je vous proposais une liste de questions de découverte, n’est-ce pas ? »
L’ensemble des participants murmura un « oui » peu convaincant.
« En revanche, on peut passer les 2 jours à défiler, expérimenter, jouer toute scène se reliant à cet enjeu… »

C’était l’éternel problème : on avait des collaborateurs disposant d’un excellent savoir-faire mais parfois d’un médiocre faire-savoir. C’était là qu’il fallait agir, que chacun puisse donner le meilleur de lui-même, oubliant ses pré-requis, ses idées préconçues sur le sujet.

« Séduire, envoûter, » il poursuivait « voilà un objet de travail intéressant, non ? »
« Bientôt il va nous déguiser en oiseaux » pensa François.
« C’est peut-être cela, » pensait Paul, « pas de grilles mais plutôt une attention sans fin sur les interlocuteurs…puis savoir toucher les gens en présentant notre maison… »

Et c’est aujourd’hui, ce qu’il s’efforçait de faire. Accueillir les gens sans idées préconçues, avec enthousiasme, curiosité et humilité.
« En effet, vous l’aurez deviné, » dit-il à ses visiteurs « la meilleure manière de voir comment votre maman pourrait vivre ici est d’y observer les relations sociales. Nous faisons nôtre l’adage d’Alphonse Karr :
Ne pas honorer la vieillesse, c'est démolir la maison où l'on doit coucher le soir. »

 

Eh oui, pensa-t-il, après le PVI arrive le PCI (plan commercial individualisé)…

Soirée sur le port.                                                              (17 octobre 2018)

 

L’été finit à peine et les brises marines sont encore tièdes.
L’ambiance musicale est très années 80.
Prince envoie « maybe I’m just like my mother, she’s never satisfied… »
Et sans savoir pourquoi, l’on sent ressurgir toutes ces plaintes inexplicables en EHPAD : ces reproches récurrents qui usent les personnels, qui ne cessent jamais, qui sont autant d’injures à leur travail.
Cela porte un nom : les micro-inéquités.
L’on ne peut s’en protéger, l’on ne peut user que de la courtoisie : oui la relation d’aide est parfois un petit paradis et parfois un petit enfer…

 

A propos des incantations sur une société qui stigmatiserait ses vieux et aurait des représentations négatives du vieillissement, ne nous engouffrons pas dans une brèche, n’enfonçons pas de portes ouvertes.
Oui, vieillir n’apporte pas que des avantages, et alors ?...

Devenir le parent de ses parents :                          10 Octobre 2018

implique davantage de devoirs que de droits.


Si l’EHPAD bashing (je préfère le mot dénigrement) conduit les EHPAD à montrer plus encore la vie qu’ils partagent avec les résidents, alors l’on comprendra qu’un EHPAD ce n’est pas « ce qui est dit » mais ce que l’on y fait…


En EHPAD on ne lutte pas contre Alzheimer, on fait avec…


Un ensemble de savoir-faire ne peut devenir une compétence que s’ils sont congruents, liés par une volonté et un tempérament…

 

Nous sommes rarement responsables de nos émotions…
Mais nous le sommes un peu plus de nos sentiments.
Et nous le sommes plus encore de l’usage que nous en faisons…

 

Fanny, apprentie animatrice (fiction) 2018.09.26

Fanny est en stage. Elle aimerait devenir animatrice en Maison de retraite.
Dans le cadre de son stage, elle a dû préparer une animation.
Elle est face aux résidents.
« Bonjour, je m’appelle Fanny et je vais vous proposer un petit jeu »…
L’animatrice la coupe :
« Fanny va nous proposer un exercice… »

Aîe, ça commence mal pense Fanny.
« Voilà, je vais vous demander de chercher des objets qui servent à la cuisine… »
« Monsieur, est ce que vous pourriez m’en donner un ? »
« …. »
L’animatrice intervient :
« Fanny souhaiterait que vous citiez 1 objet que l’on peut utiliser lorsque l’on fait la cuisine. Quel objet pourriez-vous citer, Monsieur X ? »
« Euh… » Il hésite.

Fanny dit : « Pas grave, on va interroger quelqu’un d’autre… »

L’animatrice la coupe encore :
« Mr X si je vous propose cuillère ou nuage, que choisissez-vous ? »
« …. » M. X est très désorienté à ce moment-là….
« Et si je vous dis que cuillère est la bonne réponse, vous êtes d’accord, n’est ce pas ? »
« Oui… »
« Et si je vous demandais un 2e objet, vous diriez couteau ou pneu ? »
« Couteau… »
« Tout à fait »
« A vous Fanny… »

Fanny est inquiète, elle vient de se prendre 2 râteaux…Elle a mal formulé sa première question et lorsque le résident n’a pas trouvé, elle l’a abandonné en questionnant quelqu’un d’autre…
C’est vrai on n’apprend pas ces choses-là à l’école…

Tout cela nous renvoie à l’idée que l’art de présenter les animations et de questionner les résidents compte autant que l’animation en elle-même.
Il est préférable d’éliminer les « mots parasites » comme : petit jeu (vous avez remarqué, tout est petit en EHPAD, des petits jeux, des petites minutes, des petites toilettes,… ?), ou « pouvez-vous me donner un mot » que l’on remplacera par « Si je vous demandais de citer un mot… »

Ensuite lorsque l’on rentre en relation avec un résident, on ne l’abandonne pas au milieu du gué. On l’accompagne jusqu’à la réussite : « Si je vous disais qu’un couteau peut servir à la cuisine, vous seriez d’accord, n’est-ce pas ? »
Et quand bien même un résident ne répondrait pas à cette question, on fera comme si : « Eh oui, un couteau ça sert en cuisine ».

Ce système mis en place, les résidents ne seront plus anxieux (ou moins) à l’idée de « ne pas trouver devant les autres » et les résidents désorientés pourront participer avec les autres….

Extrait du stage « Maîtrise de l’Animation »

Un exercice de stimulation de la mémoire: 2018.09.12

 

Imaginons une personne qui va proposer un exercice de reconnaissance à un résident atteint de la maladie d’Alzheimer ou d’un trouble de la mémoire.

Elle lui dit tout d’abord :

Je vais vous poser des questions. Si vous ne souhaitez pas répondre dites : JE PASSE.

Pourquoi : parce qu’elle juge indispensable de laisser à ses interlocuteurs le droit de ne pas répondre. En effet, elle s’est rendue compte que si elle insistait trop, un interlocuteur pourrait se « bloquer » et qu’elle faisait plus de mal que de bien.

Ensuite, elle demande confirmation : Si vous ne souhaitez pas répondre, vous dites … ?

La personne interrogée répondra : Je passe.

Elle a fait cela pour être sûre qu’elle est bien comprise (sans avoir à poser la célèbre question : Tu as bien compris, hein ?)

Ensuite, elle propose un petit tableau sur lequel sont écrits trois mots : FLEUR – AVION – CHAPEAU et elle dit :

Sur le tableau, sont écrits les mots FLEUR, AVION et CHAPEAU.

Y-a-t-il sur ce tableau le mot : ROSE ?

Elle laisse le tableau sous les yeux du groupe.

La personne répondra : NON

Elle dira alors : Eh oui, il n’y a pas le mot ROSE.

Vous remarquerez qu’elle ne dit pas : C’est bien.

Elle dira ensuite : Y-a-t-il le mot FLEUR sur le tableau ?

La personne répondra : OUI.

Ensuite, elle dit : Eh oui, il y a le mot FLEUR et aussi les mots AVION et CHAPEAU.

Maintenant, elle va cacher le tableau et dire :

Le mot AVION était-il sur le tableau ?

Réponse : Oui

Elle commente : Oui, il y était.

Et le mot TRAIN ?

Réponse : Non

Elle commente : Non, il n’y était pas.

Et le mot CHAPEAU ?

Réponse : Oui

Elle commente : Eh oui, il y était.

Cette personne a fait un exercice visant à faire travailler la fonction reconnaissance de la mémoire d’un groupe de résidents.

Pour la présentation de l’exercice, elle n’a pas donné d’explication car quelquefois, cela peut « stresser » ses participant(e)s. Elle s’est contentée de poser des questions simples.

Envisageons maintenant le cas d’un patient qui a l’habitude d’utiliser « sa mémoire » - lecture du journal, mots croisés,…

Cet exercice est-il pertinent pour lui (elle) et ne risque-t-il pas d’être trop facile ?

A la question est-il pertinent nous disons oui. En effet cet exercice ne fait pas travailler les mêmes « fonctions cognitives » que la lecture du journal ou les mots croisés. Un peu comme en gymnastique on fera des mouvements différents pour faire travailler des muscles différents et différemment, cet exercice complétera les autres activités.

Pour une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, cet exercice devrait être fait tous les jours avec des items différents (remplacer les mots par des chiffres, des lettres, des cartes à jouer, des objets familiers, etc.)

A la question est-il trop facile, nous répondons : cela dépend de la quantité d’items (mots, chiffres,…) proposés. Si sur la feuille vous écrivez 8 à 10 mots, l’exercice devient très difficile. Si vous en proposez quinze, c’est l’enfer…

Donc à vous d’adapter le nombre de mots présentés en fonction de la connaissance que vous avez de votre groupe. Ne cherchez pas à « battre des records ». Ce qui est important est que la personne réussisse et que son « cerveau » ait été stimulé.

Utilisez toujours des mots sans rapports directs les uns avec les autres (par exemple, n’utilisez pas : pomme, poire, orange qui ont un rapport direct, ce sont des fruits : vous feriez alors un exercice d’association et plus de reconnaissance).

Utilisez également de préférence des mots concrets (par exemple banane est un mot concret – tout le monde s’en fait la même image- et bonheur un mot abstrait – tout le monde en a une image différente).

Que faire en cas d’échec ?

Imaginons la situation suivante : on demande à une personne si le mot « pomme » était sur la feuille – il y était – et elle répond : « non ».

Ne lui dites pas « réfléchissez bien » comme ont pu le faire nos profs quand nous étions enfant.

Guidez-la plutôt vers la bonne réponse en disant : « Et si je vous disais que le mot pomme y était, vous seriez d’accord, n’est-ce pas ? »

Si vous êtes trop « investi » dans ces exercices, c’est-à-dire que l’échec ou la réussite de la personne deviennent à vos yeux les choses les plus importantes du monde, raisonnez-vous. En effet la relation entre les personnes pour ces exercices est au moins aussi importante que l’exercice lui-même. Il est compréhensible que vous soyez déçu que les performances d’un parent ou d’un résident ne soient plus ce qu’elles étaient, toutefois si vous le manifestez, vous n’améliorez pas la situation, bien au contraire...

 

2018.08.29 :

 

Madame, Monsieur,

Il est parfois difficile d’exprimer ce que l’on veut dire en peu de mots.

 

La vertu des aphorismes est donc celle-là.

 

Nous vous proposerons donc, de temps à autre, quelques maximes en espérant qu’elles pourraient vous être utiles.

 

Bien cordialement,
Jacques HEURTIER
Président et Directeur de l’ANFG

 


Alzheimer : il nous faut parfois savoir quitter la parole pour nous aventurer vers d’autres canaux sensoriels…


EHPAD : trop d’inquiétudes génèrent parfois trop de sollicitudes…


Soignants en EHPAD : pardonnons-leur un peu de cynisme, c’est la politesse du désespoir…


Plus l’on avance en âge et plus l’on est responsable de ses incertitudes…


Lorsque l’on ne sait pas  être bienveillant avec autrui, l’on se condamne soi-même, en s'empêchant  d'atteindre la paix intérieure.

Eloge de la sérendipité (fiction): 2018.08.01

 

C’était l’hiver. Le crépuscule se présentait vers 17H00. Le ciel était bas, nuageux. Cela donnait une triste impression : on eût dit que l’on était enveloppé d’un air sale et poisseux.

Les résidents de l’EHPAD étaient aussi gris que le temps. Ils ne se hâtaient guère de rejoindre le salon.

Dans la salle de réunion, une partie de l’équipe de jour en compagnie de l’IDEC écoutait le formateur.

« La sérendipité est un mot curieux et pas très sympathique » disait-il.
« Christophe Colomb était parti chercher la route des Indes et il a trouvé le continent américain. Il a donc fait une découverte importante mais inattendue, n’est-ce pas ? »

Il avait pris l’habitude de terminer ses phrases par ces mini-questions. Cela permettait de maintenir l’attention des participants.

La salle acquiesça : que faire d’autre ?

« L’idée, c’est qu’en cherchant des moyens pour une organisation plus fluide, il est possible que, comme Christophe Colomb, nous découvrions d’autres chemins…non ? »

« Peut-être » dit l’IDEC.
Elle était circonspecte. Elle aimait aller d’un point A à un point B. Elle aimait les méthodes, l’organisation. Elle détestait le flou, les idées bizarres…

« Peut-être même est-ce déjà arrivé, dans cette équipe, non ? »
Il savait que cela s’était très probablement déjà produit…

L’équipe restait silencieuse. Il poursuivit :

« Votre dernier projet, lié à l’animation, ne vous a pas révélé de surprises ? »

« Ah si, c’est vrai » répondit Clotilde. « J’étais partie pour proposer une activité peinture sur soie car j’en fais à mes heures perdues…Et puis, l’animatrice m’a fait découvrir les ateliers de lecture…et ça m’a semblé mieux correspondre… »

« Oui, pareil pour moi avec le macramé… » rajouta Bernadette. « Nous nous sommes rendues compte que ce n’est pas parce que nous étions douées pour une activité qu’elle conviendrait mieux aux résidents… »

« Oui, et du coup, on fait des ateliers de stimulations et ça marche super bien… »

« Donc vous vous êtes dit que ce n’est pas parce que vous aviez une compétence dans un domaine que ce serait un plus pour vos résidents, c’est bien cela ? »

Le groupe approuva.

L’IDEC notait. Finalement ce n’était pas idiot...De toute manière, nous n’avions pas été formées à ces sujets à l’école d’infirmière…

« Et comment faites-vous vivre cet atelier lecture ? » demanda-t-il.

« Oh c’est très simple, pendant la toilette je dis une phrase deux fois mais la deuxième fois, j’oublie un mot et je dis
bip-bip à la place…En général tous les résidents trouvent… » dit Clotilde.

« Et si ils ne trouvent pas ? »

« Alors je leur propose 2 mots, dont le bon. Par exemple si le mot à trouver était
sandwich je leur dis : c’était artichaut ou sandwich ? »

« Et lorsqu’ils sont très désorientés ? »

« Oh, je fais comme si, je dis
Et oui, c’était bien le mot sandwich… et après j’agrémente… » reprit Clotilde.
Elle était très satisfaite de ces petits jeux de langage. Cela avait eu un peu de mal à se mettre en place mais désormais tout le monde voulait jouer au jeu de Clotilde.

« Vous agrémentez ? »

« Oui, je leur demande un autre mot qui commence par la lettre S et pour certains je leur en propose 2 et leur demande lequel commence par le S… »

« Oh oui, Clotilde est devenue une star chez les résidents. Du coup, nous on cherche d’autres trucs marrants pour qu’ils ne se lassent pas. Pendant les pauses, on note des mots, des questions farfelues… » dit Bernadette.

C’est vrai, pensa l’IDEC, ce projet d’animation avait eu un but inattendu : il avait établi une complicité plus grande entre les filles et surtout entre les soignantes et les résidents.
Et plus important encore, tout le monde s’était rendu compte que chaque résident, quel que soit son état, pouvait participer. Il n’y avait jamais de perdant.

« Vous savez que dans certains établissements, les équipes font une fois par mois un petit-déjeuner créatif, avec croissants bien sûr, et cherchent des idées et des trucs drôles pour les stimuler et les remettre de bonne humeur si nécessaire…
Qu’en pensez-vous ? »

Tout le monde se tourna vers l’IDEC.

Son opinion était faite : « C’est une excellente idée…On va voir comment on peut le faire. Moi j’apporte les croissants et vous vous apportez les idées. On marche comme ça ? »

La réunion se termina sur cette note conviviale et ce qui était dit fût fait.

La sérendipité est finalement l’art de trouver le bien-être en équipe alors que l’on cherche autre chose…pensa l’IDEC. Et c’est bien ainsi.

Le spleen d'Augustine (fiction): 2018.07.25

 

Augustine ouvre les yeux.
La chambre est claire, un peu impersonnelle mais c’est tout de même mieux que l’hôpital.
Les douleurs s’éveillent aussi, compriment le dos, les bras. Les jambes, elle ne les sent pas.

Deux coups fermes à la porte. Une tornade blanche entre.
Elle est très jeune, environ 25 ans, et semble un peu gênée.

« Bonjour Mme X, avez-vous bien dormi ? »

Toujours la même question. Elle ne sait jamais que répondre, rares sont les nuits complètes. Cela fait bien trente ans qu’elle n’a plus d’énergie au réveil.

« Voici votre traitement, un bleu et deux roses. Vous voulez un verre d’eau ? »
« Que répondre » pense-t-elle ?
« Oui, merci. »
« Je m’appelle Claudine et c’est moi que vous verrez tous les matins… »
Elle prend un peu d’assurance devant mon silence. Je ne lui donne pas quinze jours avant de me traiter comme un bébé…

Que dire face à ce flot de banalités ? Se plaindre comme les autres ? Mais elle a toujours détesté cela…Qu’allons-nous pouvoir nous dire ? 

« Souhaitez-vous que je commence l’aide à la toilette par le haut ? »
« Oui… » Elles sont formatées. Toujours les mêmes phrases, ce ton faussement enjoué. Nous leur ferions donc si peur ? A moins que nous les dégoûtions ?

« Voulez-vous passer le gant ? L’eau est-elle assez chaude ? »
La vie est injuste et cruelle, je ne méritais pas cela.

Pourquoi ne sommes-nous pas, nous, les anciennes, celles qui disent, proposent ou demandent ?
Être privée de liberté avec tant de douceur et de maladresse, quelle injure, quel destin…
J’aimais tant me réveiller avec Dvorák. Est-ce donc si difficile à comprendre ?

Après ce sera la tournée des « autres », infirmière, animatrice, psychomotricienne qui viendront m’imposer avec douceur leur vision de « ma » vieillesse.
Je ne leur dirai rien. Ils ne comprendraient pas.

« Cela vous a plu la chorale des enfants, j’ai vu que vous souriez… »
Bien sûr, je fais attention, je me tiens.
Ils ne me comprendront jamais, ils n’ont jamais vécu ces affres…

Ma seule vertu est de m’adapter en silence, dignement. De me comporter comme un objet, une vieille pendule ou un portrait silencieux.

Je n’imaginais pas une telle vieillesse. Fréquenter la jeunesse qui ne peut s’empêcher d’être telle qu’elle est, avec ses illusions, les fausses promesses qu’elle se fait, ces pulsions contradictoires qui s’accordent si peu avec mon silence intérieur…

Et ces mouvements brusques, ces courses dans les couloirs, ces voix haut perchées qui te strient les acouphènes, ces repas à la va-vite, inodores,…

Je ne vis plus, j’existe en attendant que cela cesse.

Dieu merci, j’ai mes souvenirs, mes tressaillements internes, interrompus parfois par ces visites d’enfants ou de petits enfants impatients d’en finir et dont le tour viendra.

Si l’ataraxie semblait une bonne chose chez les Grecs, sa version moderne, mi-compassionnelle, mi-décalée en fait un petit purgatoire.

Peut-être est-ce là, le purgatoire, cette existence sans vie dans un monde depuis longtemps révolu…

Aphorismes: 2018.06.13

 

Madame, Monsieur,

Il est parfois difficile d’exprimer ce que l’on veut dire en peu de mots.

La vertu des aphorismes est donc celle-là.

Nous vous proposerons donc, de temps à autre, quelques maximes en espérant qu’elles pourraient vous être utiles.

Bien cordialement,
Jacques HEURTIER
Président et Directeur de l’ANFG


En EHPAD, les remarques (parfois acerbes) des visiteurs ne devraient pas nous blesser mais plutôt nous alerter…



Ceux mus par un irrépressible besoin de justice sont parfois mal avisés et peuvent troubler une équipe en distribuant bons et mauvais points. Une enfance dans l’indifférence en est souvent la cause…



Quels que soient nos sentiments, c’est la manière dont ils inspirent notre conduite qui importe.



En Alzheimer, derrière une plainte récurrente, quelle qu’elle soit, il y a toujours une question non résolue.


 

« EHPAD bashing » : Juges, bourreaux, imprécateurs, en lieu et place d'autrui, méfions-nous des indignations et des "bons sentiments"... La bienveillance c’est aussi de laisser des chances avant que de condamner, non ?

Paroles de vieux (imaginaires):  2018.05.30

 

 

Vous ne savez pas ce que c’est d’être très vieux…
Et tant mieux car ce n’est pas une sinécure.

Vous nous croyez triste : ce n’est que le poids du temps qui tire vers le sol notre peau et nos muscles….
Vous croyez nos yeux vides : mais non, la lumière est juste à l’intérieur et une demi-obscurité nous sied bien…

Notre corps se vide d’énergie et nous la retenons comme un souffle…
Nous nous plaignons : oui, mais vous le faites encore davantage pour nous…

Et puis, parfois, nous aimons nous plaindre…
Nous avons aussi le droit d’être de grands enfants…
Nous disons que nous voulons mourir : ce n’est pas vrai… nous aimerions avoir plus d’aise…

Et puis nous aimons aussi vous inquiéter…

Un dernier mot : nous savons bien que vous avez bon fond et nous souhaiterions que vous cessiez de vous tracasser à notre sujet plus que de raison…

 

Une vie réussie (fiction) 2018.05.16 :

 

« Je suis née en 1921, peu après la fin de la grande guerre.
Je fus le huitième enfant et la dernière.
Elevée par une ribambelle de frères et sœurs, malgré une vie rude nous avions quasiment chaque jour notre soupe et une tranche de pain.

Le père, phtisique, marmonnait dans son fauteuil. Son tabac et son vin lui suffisaient.
La mère trimait en ronchonnant, du soir au matin et du matin au soir. Il ne se passait guère plus d’une minute sans qu’elle ne se plaigne à tout propos.

Personne n’y prêtait attention : elle était comme cela, c’est tout.

Nous pensions alors, en France, que la ligne Maginot nous protégerait.
Le Maréchal Pétain était ministre de la guerre : rien ne pouvait nous arriver…

Et puis c’est arrivé : 1940 a marqué la fin de ma jeunesse, le glas de mes illusions.
Ma vie serait comme celle de ma mère, comme celle de ma grand-mère, avec ces boches qui revenaient éternellement voler notre pain et nos corps.

J’étais déjà très vieille à la libération et n’attendais plus rien de la vie.

Tout ce temps a passé si vite : nous avons fait la paix avec les boches et les guerres se sont éloignées.
Le progrès ne m’a pas rendu heureuse.

Je ne me sentais utile, comme ma mère, qu’en lavant, frottant, astiquant. J’étais une machine à travailler, à produire du propre, à éplucher, couper, cuire…Je ne pensais pas…Je savais qu’il ne faut rien attendre de la vie.

J’ai mis en garde mes enfants contre les tentations du bonheur, de la vie facile, des ornières du progrès. Une vie sans labeur, une vie sans souffrances n’est pas une vie.

Ils ne me l’auront jamais pardonné. Cela fait bien trente ou quarante ans que je ne les ai plus vus.
Ils ne me manquent pas.

On fait aujourd’hui beaucoup pour les vieux, beaucoup plus que de mon temps. On nous lave, on nous astique, on nous nourrit et on nous propose même des jeux...

Je n'avais jamais été aussi bien traitée. »

Ludovic, le Directeur de l’EHPAD reposa la lettre sur son bureau.
Cette missive de la défunte contredisait point par point le discours général qui avait envahi tous les établissements.
Difficile d’aller contre l’opinion générale : l’indignation balaie tout sur son passage…
Il avait vécu à l’étranger, il savait bien à quel point la France était généreuse avec ses vieux.
L’on était passé d’une faiblesse de moyen à des accusations de crimes contre le grand âge dans cette France coutumière des propos excessifs.

Finalement, l’aspect le plus difficile du métier de directeur était d’affronter cette mythologie et, il le savait, cela ne finirait jamais…

 

Entretien avec le directeur… (fiction) 2018.05.09

 

 

« Bonjour Jean-Marc… »
« Bonjour Monsieur le directeur… »

« Jean-Marc, je voudrais que l’on parle d’un aspect de votre métier : la fonction commerciale… »

Aïe, pensa Jean-Marc, quel rapport avec mon boulot d’animateur ?…

« Voyez-vous, vous organisez régulièrement des activités culturelles, les participations des résidents sont très bonnes, la satisfaction est aussi au rendez-vous, bref, vous faites du beau boulot… »

« Merci » dit Jean-Marc.
Mais où veut-il en venir ?

« Ce beau boulot que vous faites reste dans les murs de l’établissement : seuls les résidents le voient, non ? »

« Euh…oui, » répondit Jean-Marc « et parfois aussi quelques familles viennent participer… »

« En effet » reprit le directeur, « mais c’est à leur initiative, pas à la vôtre, n’est-ce pas ? »

« Euh, oui… » rétorqua Jean-Marc.
Il se sentait mal à l’aise, comme s’il avait commis une faute.

« Ce que je souhaite » dit alors le directeur, « c’est que notre environnement prenne conscience de la qualité du travail fourni en animation, que les résidents et les familles ne le découvrent pas après-coup…Vous me comprenez ? »

« Oui, bien sûr… » dit Jean-Marc.

« Donc l’idée de créer des publi-reportages sur les loisirs et activités des résidents et de les partager à l’extérieur ne vous semble pas incongrue, n’est-ce pas ? »

Son directeur avait toujours l’art et la manière d’amener les gens là où il le souhaitait…

« Et donc les réseaux sociaux, cela vous semble une idée à creuser ? Vous avez bien un profil perso sur FB, non ? »

« Oui, il faudrait que je crée un profil et que je partage photos et commentaires sur FB, c’est cela ? »

« Pas tout à fait » reprit le directeur, « il s’agit surtout de permettre à nos résidents de s’exprimer, de se montrer, d’être si nécessaire des héros du quotidien… et pas seulement de poster une photo avec mention « super atelier gym aujourd’hui » qui générerait 3 like… »

« Donc, il est préférable que je les interroge, que je les invite à s’exprimer à travers une activité, c’est bien cela ? »

« Tout à fait. Notre Ehpad est un spectacle vivant, une multiplication de personnalités singulières…
La plupart des gens pensent que nos vieux n’attendent que leur dernière heure en jouant aux petits chevaux…C’est leur manière de conjurer leur propre vieillesse et c’est faux. La vie de l’établissement doit se mettre en scène et vous en serez le réalisateur…Cela vous convient ? »

« Euh, oui, je comprends »

« Alors » reprit le directeur, « rédigez moi un court projet de 2 pages maxi sur le sujet pour que l’on sache mieux où l’on va… Indiquez également vos besoins matériels…On est d’accord ? »

« Oui, oui… » dit Jean-Marc.

C’était pour lui une autre perspective : il fallait afficher désormais le « sens de la vie en EHPAD » à travers divers épisodes vécus.
Finalement, pensa-t-il, l’animation sort de son « pré-carré » et s’offre aux yeux de tous.
Ce n’est peut-être pas si mal…

 

Madame se meurt… (fiction) 2018.04.11 ...

 

« Madame se meurt » : c’est ainsi que s’autoproclamait, dans le plus grand secret avec elle-même, Elise.
Le temps avait fui, irréparable.
Elle était au seuil. Elle allait franchir le passage.
Son corps l’avait abandonné avec élégance, langueur, quasiment sans douleur.
Quel bonheur.
Pour l’instant, l’esprit fonctionnait bien, en autopropulsion. Un peu de sang et d’oxygène suffisaient.
Elle le sentait, c’était transitoire.
Comment cela se produirait-il ?
Y aurait-il une dernière pensée, qui s’afficherait comme éternelle ?
Ou plutôt une rupture dans cet enchaînement logique ?
Ce serait soudainement une tombée dans le noir…
Un linceul plat et sombre se déposerait, fugace et éternel…
« Fugace et éternel » Quel oxymore…pensa-t-elle…

Le mourant (néologisme : verbe d’action puisque rien n’est terminé) ne connaît pas les théories : choc, incrédulité et autres petits marchandages…
Si « saisir » n’est pas toujours « comprendre », comprendre n’est pas toujours accepter. Cela, Elise en était convaincue.

Ces théories, pensait-elle, c’est pour les autres, ces vivants qui « prennent soin de toi », qui « t’accompagnent »…comme si ils avaient la mission de te déposer quelque part…
Ils ont besoin de croire, de se rattacher.
Ils ont besoin d’essentiel…

C’est si dur pour eux, pensait Elise. Pauvre petite personne en blanc, tristement enjouée…
Elle ne peut faire grand-chose de sa tendresse et de son affection (ce n’est pas professionnel).

Grand Dieu, comment en était-on arrivé là ?
Quelle pression avait-on mis sur les épaules de ces jeunes, quel effroi leur avait-on transmis ? Dans quel but ?

Mieux servir les mourants ?...
Décidément, Elise ne croyait plus en rien.
Et, c’était bien, vous ne pouvez pas savoir à quel point sourit-elle intérieurement…de ne plus croire en rien quand le temps est venu…

Nous les mourants, ce n’était pas notre vœu : la compassion n’honore que ceux qui la portent.
Elle ne nous sert point, nous, les mourants ou plutôt elle ne m’aide pas, moi, pensait Elise. Les hommes en blanc l’ignorent, mais pour certains d’entre nous, elle nous fait même injure…

Non, elle le voyait bien, stages après stages, réunions après réunions, soutiens psychologiques après soutiens psychologiques, rien ne marchait vraiment pour tous ces aidants, professionnels ou non.

Cela n’était pas rien : ils en portaient les stigmates et de temps à autres la croix…
Dans quel purgatoire allaient-ils finir si on ne leur disait rien ?
Comment cela se terminera-t-il si ce qu’ils croient, ce qu’ils ont appris les « empêchent à eux-mêmes » pensait Elise…

Le mourant assumera donc la détresse de son aidant. C’était écrit. C’était la loi des hommes, leur manière d’honorer leurs ascendants.

A quel prix ? pensa Elise. C’est du cash, jour après jour.
Ils ne tiendront guère, c’est intenable…
Ils vont se consumer de l’intérieur…

Elise a une chance inouïe : rien ne transparaît. C’est comme un coma. Tes yeux sont fixes, l’oxygénothérapie te dope,…
La fin de la nutrition entérale, ça c’est une bonne chose. Ton corps résistait trop. Cela te faisait mal à l’encéphale…

Ils ne peuvent te saisir. Toi tu les vois, comme sur un grand écran.
Certes, il y a un léger halo quand tu les aperçois, un léger écho quand ils parlent.

« S’empêcher à soi-même »…C’était la bonne formule.
Ils s’empêchaient à eux-mêmes de te sentir mourir. Et le pire, c’est qu’ils savaient qu’ils n’y pouvaient rien et qu’en outre cela les affectait au plus haut point.

« S’empêcher à soi-même », s’empêtrer dans des contradictions, fermer les yeux quand il faudrait les ouvrir, se punir de la mort d’autrui, et bien d’autres choses…Tel était donc le dessein conçu pour les aidants ?

Elise avait été abandonnée au début du XXe siècle. Elle avait eu la chance d’être recueillie par un couple d’instituteurs.
Lui, le Maître, lui avait offert la musique et la peinture, et elle, la Maîtresse, les lettres et la logique.
Elle leur avait laissé névroses et autoritarisme, illusions et tourments…

« A 7 ans, on peut faire des choix. » Elle ne l’ignorait pas.

Quelle bénédiction que d’avoir été abandonnée…
Et pourtant, tous les anciens de l’orphelinat « s’empêchaient à eux-mêmes » de vivre.
Quant aux légitimes (celles et ceux avec de vrais parents), à l’âge adulte ils faisaient de même, toujours obsédés à l’idée qu’un parent ait pu causer avec déterminisme leur effroi, leur impuissance face au monde.

Faire son malheur soi-même est une chose, pensait Elise, l’attribuer à ses géniteurs en est une autre.

Nous n’avons pas de compte à régler. Il n’y en a jamais eu.
Telle devrait être la première loi de l’âge adulte. Et personne ne pourrait y échapper.
Si les religions devaient établir un péché fatal, ce serait l’attribution.

Un cri étouffé : mon dieu, elle a cessé de respirer…

« Madame se mourait, Madame est morte » telle fut l’épitaphe que se décerna, elle-même, Elise.


COMMENTAIRES :

Une histoire est une histoire.
Celle-ci met en exergue la souffrance des aidants (nous nous cantonnerons au secteur gérontologique – une vie bien remplie est difficile à quitter mais nous ne saurions parler de celles qui s’interrompent brutalement, avant que l’heure ne vienne.).
Cette souffrance est réelle, authentique.
Mais se fonde-t-elle vraiment sur des postulats professionnels ? Et si oui, lesquels ?
Ne pas souffrir en accompagnant serait-ce (secrètement) faire injure aux morts ?
Qu’est-ce donc qu’accompagner un mourant ? Quelle est la posture la plus digne, la plus professionnelle ?
Celle qu’on croit ? Et si elle fait mal, en serait-elle plus digne ?
Toutes ces questions-là sont intimes, secrètes. Nous avons, nous, la chance d’avoir du temps.
Du temps pour saisir, un cœur pour comprendre.
Nous n’avons pas de leçons à donner.
Nous n’avons que des questions pour que celles et ceux qui, affectés par un légitime désarroi, trouvent la force de se répondre plutôt que de se répandre.

Oui, soigner et accompagner le grand âge est une mission dont l’on peut être fier. Ne prenons pour argent comptant que ce qui nous apparaît trouver un écho essentiel en nous.

Bon appétit (fiction) : 2018.03.07

 

Les transmissions commencent dans l’EHPAD.
«Melle Louise n’a encore rien mangé ce matin… » dit Eugénie. « Cela va bientôt faire un mois qu’elle ne s’alimente quasiment plus…Que faire ? On a tout essayé : les mixés, les compléments, lui tenir compagnie,…mais rien ne marche… »

Eugénie, comme le reste de l’équipe était inquiète. Elle savait que la dénutrition s’installait et que les conséquences à court terme étaient très inquiétantes.

« Moi, l’autre jour, j’ai rajouté un peu de sucre à la compote, elle en a mangé deux cuillerées. Je lui ai dit que c’était bien… »

Rachel aussi était inquiète : elle entourait Mme Louise d’affection, faite de petits chantages à l’assiette…

« Et vous connaissez la cause de ce changement ? » demanda Isabelle, la Psy.
« Ben non, on lui a demandé ce qui l’attristait et elle a répondu : rien… »
« On aura du mal à régler cette question si on n’en méconnaît les cause, non ? » reprit Isabelle.
« Centrons-nous sur l’objectif » reprit le Medco. « Ce que nous voulons, c’est que la dénutrition cesse avant toute chose. Avez-vous des idées ? »
Un ange passa sans la salle de réunion.
« Comment cela se passe le matin, quand vous lui apportez le plateau ? »
« Eh bien elle ne boit qu’un peu de thé et ne touche pas au reste… »
« Bon, eh bien supprimez le reste, ne lui apportez qu’un thé… »

L’équipe sursauta. On savait le Medco bizarre, mais pas à ce point…

« Mais elle va mourir… »
« C’est possible » dit le Medco « surtout si on ne sait pas l’aider à recréer du plaisir pour se nourrir…Mais le manque peut générer le désir, non ? »
« C’est risqué… » osa Eugénie.
« Pas plus que ce que vous faites… » rétorqua le Medco. « Si vous réussissez à la faire manger en dansant ou en priant, je n’ai rien contre… »
« C’est tout ? »
« Non, faites-lui savoir que comme elle ne souhaite pas s’alimenter, nous partagerons désormais son repas avec les autres résidents… »
« Mais on a pas le droit… » renchérit Eugénie.
« On a le droit de le dire… » rajouta le Medco « nous avons désormais les moyens techniques pour que cela ne se transforme pas en catastrophe. »
« Mais vous pensez vraiment que cela marchera ? » demanda Rachel.
« Non » dit le Medco, « je l’espère… »
« Donc on la prive de repas ? »
« On lui fait savoir que si elle ne désire pas manger, il vaut mieux que la nourriture aille vers autrui… c’est tout. Je comprends que cette approche vous surprenne, elle est paradoxale. Et si vous avez mieux… »
L’équipe n’était vraiment pas « chaude ».
« Cela ne marchera pas si l’équipe n’est pas convaincue » pensa le Medco.
« Je voudrais que nous inversions le jeu relationnel : jusque-là, nous allons de rodomontades en rodomontades pour lui faire avaler 15 grammes de nourriture. Cela fait 1 mois que ça dure et son état s’aggrave. Nous serons contraints comme je vous l’ai dit d’envisager une sonde nasogastrique ou une hyperalimentation intraveineuse sous 72H00. Cela nous laisse un peu de temps pour expérimenter, non ? »
« Donc, la privation pourrait être une voie pour qu’elle s’alimente à nouveau ? »
« Oui, il sera nécessaire aussi de lui proposer des activités ludiques individuelles : le rire ouvre l’appétit. Ca, Isabelle, ce sera votre job…et rajoutez aussi un petit verre de vin rouge. Ne l’oubliez jamais “Le Créateur, en obligeant l'homme à manger pour vivre, l'y invite par appétit et l'en récompense par le plaisir*.”»

*Brillat-Savarin

 

Le vieux chandail (fiction) 2018.02.14 ...


« Ah voilà, on a encore mis ce vieux chandail à ma mère alors qu’elle en a de bien plus beaux » s’exclama Alexandra, la fille de Mme F.

L’équipe était habituée : c’était le même rituel à chaque visite.
Rien n’allait, la chambre était toujours trop sale, la nourriture pas fraîche, quant au linge…

« Ne le prenez pas pour une négation de votre travail… » avait dit le directeur.
« En fait, c’est sa manière à elle de nous montrer qu’elle n’a pas abandonné sa mère et qu’elle s’en occupe mieux que nous…Vous le savez bien, ces attitudes de compétition sont fréquentes…. »

« N’empêche, » dit Héloïse, « ça fait toujours mal, si peu de reconnaissance »…

« Oui » rétorqua le directeur, « cela peut faire mal, mais vous savez aussi bien que moi que ce n’est qu’une égratignure…Cette dame préfère être en compétition avec nous plutôt qu’en coopération. Et, croyez-moi, Mesdames, ce n’est pas faute de lui avoir expliqué… »

« Donc nous sommes condamnées à subir son mauvais caractère et ses remarques acerbes ? » répliqua Héloïse.

« Condamnées ? » dit alors le directeur, « vous pensez que le fait que les familles ou les aidants soient imparfaits c’est une condamnation ? »

« Non, pas tout à fait » concéda Héloïse…

« Vous avez le choix de vous voir en victime ou celui de voir une famille qui n’arrive pas à trouver sa place, une famille qui n’a pas conscience des conséquences de ses propos sur votre sensibilité… » dit alors le directeur.
Catherine, l’IDEC, intervint : « Oui, en fait ces remarques ne devraient pas nous blesser mais plutôt nous alerter… »

« Absolument » dit alors le directeur, « je me fais fort à chaque rencontre avec les familles d’évoquer directement ou indirectement la manière dont elles doivent faire des remarques. C’est pourquoi nous avons mis en place le cahier de remarques et suggestions. C’est facile de râler, c’est plus délicat d’écrire et signer, non ? »

« Oui, » dit Catherine, « et pour les plaintes récurrentes, continuer de les voir comme des symptômes et non des reproches…Finalement l’adaptation des familles à l’Ehpad est parfois plus difficile que celle des résidents… »

Héloïse éclata de rire. « Pas faux » dit-elle.

« Je vous le rappelle souvent » dit le directeur, « la qualité de votre travail et de votre engagement ne doit jamais être remis en cause par l’anxiété d’un visiteur, tout le monde est bien d’accord avec ça ? »

« Oui » répondirent en chœur tous les membres de l’équipe.

« Donc, je résume » dit alors Cathy « les mini-colères de certains visiteurs sont pour nous des symptômes d’une mauvaise adaptation et la qualité de notre travail n’est pas remise en cause par ces propos. »

Ainsi se termina la réunion : 2 idées simples, souvent évoquées, souvent répétées sont généralement facteurs de cohésion et remontent souvent le moral des troupes.

Ainsi vont les vies en Ehpad…

 

Aphorismes 2018.01.31

Il est parfois difficile d’exprimer ce que l’on veut dire en peu de mots.

La vertu des aphorismes est donc celle-là.

Nous vous proposerons donc, de temps à autre, quelques maximes en espérant qu’elles pourraient vous être utile.

 

L’on perçoit souvent les failles dans le raisonnement d’autrui mais l’on peine souvent à percevoir les nôtres.


Le pardon conditionne-t-il l’oubli ou, au contraire, c’est l’oubli qui mène au pardon ?


Il faut avoir une vie bien frivole pour accéder à la sagesse…


Si l’intérêt que nous portons au monde ne faiblit pas, l’intérêt que le monde doit porter à nos désirs ne cesse de croître avec un corollaire inquiétant : nous ne serons jamais la somme de nos désirs...

 

Réseaux sociaux : gagner en audience serait-ce perdre en essence ?

 


Plaintes du matin à l'EHPAD (fiction) 2018.01.03


« A mon âge, on ne vit plus, on survit à peine » murmura Madeleine.

La chambre de l’EHPAD était spacieuse et baignée de soleil.
Virginie, l’aide-soignante, ne savait que dire.
Elle s’habituait peu à peu à ces plaintes, lancinantes, des résidentes.

« Ne pas nier ce qu’elles disent ressentir » avait dit la formatrice.
« Ne pas se précipiter vers un mais-non, mais-non, trop fréquent dans la bouche des soignants. »

Elle laissa donc quelques secondes s’écouler. Elle ne pouvait pas non plus passer à côté, faire comme si de rien n’était.

« Vous ne vous sentez pas en forme ce matin ? » demanda Virginie.

« Je ne me sens jamais en forme : je me couche fatiguée et je me lève fatiguée…Vous savez ma petite, ce n’est vraiment pas drôle de vieillir… » répliqua Madeleine.

« Vous serez fréquemment confronté à de la tristesse ou de la colère » avait dit la formatrice. «Le mieux que vous ayez à faire, c’est de l’accepter, de l’intégrer comme un élément incontournable des relations que vous aurez avec vos résidents. Surtout, n’en prenez pas ombrage : ce n’est pas une critique de votre travail…. » avait-elle rajouté.

Virginie le savait : il fallait lutter de la bonne manière contre ce spleen que certains résidents transmettaient aux équipes. La sensibilité ne doit pas conduire à être triste pour eux mais plutôt à échanger sur ce qu’ils ressentent.

« Vous voulez dire qu’il y a rarement de bons moments, c’est bien cela ? »

« Oui, je veux dire que ce n’est pas drôle de mourir un peu chaque jour, de s’en aller par petits bouts… » murmura Madeleine.

"Pensez-vous que nous pourrions faire mieux, enfin, je veux dire, pensez-vous que je pourrais davantage vous aider ou vous soutenir ?" demanda Virginie..

"Non, ma petite, vous n'y pouvez rien... C'est le temps qui passe et repasse sur nos vieux corps et vous ne sauriez le stopper, n'est-ce pas ?"

"Vous avez raison, Madame, je ne peux arrêter le temps.Je peux simplement essayer de faire en sorte que les moments que nous passons ensemble vous soient le plus agréable possible ..." répondit Virginie.

"C'est vrai, et pour tout vous dire, je me sens bien avec vous, Virginie, vous êtes mon petit rayon de soleil..."

"Merci Madame" dit Virginie.

C'était donc cela, chaque jour trouver les mots accepter la tristesse et s'orienter vers le présent.Il n'y a là rien de désespérant, pensa alors Virginie.

C'est peut-être cela, le plus bel aspect de notre métier.

C'est peut-être cela, savoir accompagner le grand âge...

Sévère coup de blues et self-bientraitance (fiction) 2017.12.27 ...

 

C’était fini. Ce matin, elle n’avait pas pu sortir du lit.
Ces dernières semaines, ses réveils étaient devenus extrêmement difficiles.
Elle avait eu de plus en plus de mal à trouver le courage de se lever.
Désormais, elle était à la croisée des chemins.

Je les hais tous et toutes. J’exècre les vieillards…

Ces pensées automatiques étaient plus fortes qu’elle. La haine balaie tout : elle croît et semble ne jamais pouvoir cesser.

Elle l’avait pourtant appris à la Fac de médecine, la néoténie, cette vulnérabilité du nourrisson, peut le conduire plus tard, bien plus tard, à attribuer à autrui cette peur fondamentale et donc à le haïr.

Avait-elle donc fait semblant ces 20 dernières années ? Avait-elle fait semblant d’être sensible à leurs douleurs ? Avait-elle fait semblant d’éprouver de la compassion ?

Ce n’était donc pas la peur de la vieillesse, des rides, des muscles qui s’affaissent ?
Ce n’était donc pas la peur de la mort, qu’ils nous jetteraient peu ou prou au visage ?

Et les autres, dans l’équipe, pensaient-il tous la même chose ? Partageaient-ils cette haine secrète ? Tentaient-ils constamment de la surmonter ?

Ses jambes refusaient de bouger. Elle ne se sentait pas le courage d’appeler l’EHPAD. Elle ne pouvait plus lutter. Il fallait que cela sorte.

« Je les maudis tous » se surprit-elle à dire à haute voix.

Elle réussit à s’asseoir et saisit une gitane. Ses mains tremblaient.

Comment en suis-je arrivée là, se demanda-t-elle. Pourquoi détester autant ceux que j’avais choisi de protéger ?

 

Elle ferma les yeux et se concentra sur son état. Elle visualisa cette détestation comme une gigantesque planète en feu hantée de vociférations, de cris, de plaintes....
Elle restait là, à l’observer, comme on regarderait un film d’horreur.

 

Petit à petit, cet univers s’élargit, les rugissements de haine s’affaiblirent et devinrent des cris d’oiseaux. Les croassements cédèrent la place aux piaillements…La planète devint une étincelle…

Il était temps de faire un feedback…

Sa raison lui dit : « Tu as eu quelques échecs ces derniers temps, tu as aussi un peu trop pensé à l’euthanasie, c’est peut-être toi, le gériatre, que tu détestes finalement, non ? »

Son psy intérieur lui dit alors : « Néoténie, et puis quoi encore, pourquoi pas vengeance divine ou malédiction ? Tu sais bien que la connaissance de soi est le meilleur rempart et tu n’es pas si malhabile dans ce domaine, non ? »

Elle se dit alors que cette animosité envers ses patients n’était qu’une mauvaise interprétation, qu’une erreur de jugement, qu’un habillage hâtif de ses déceptions antérieures…
Elle se dit que pour contrer son impuissance parfois à ce qu’ils aillent mieux, son esprit l’avait automatiquement dirigé vers cette rancœur…

Oui, cela me rend triste, cela me met en colère de ne pouvoir faire plus ni mieux…Je dois prendre garde aux conséquences : elles sont tragiques, j’ai failli m’y perdre…
Oui je dois pouvoir gérer beaucoup mieux ma frustration : ne pas mettre la barre trop haut, ne pas imaginer pour eux ce qui n’est pas réaliste…

Mon humeur dépend de moi, de ma capacité à rester ou redevenir réaliste dans mon métier.
Ce job, je le fais bien. Tout le monde le sait…

Tout d’un coup, elle eût faim. Deux bonnes tartines et un café terrasseraient ces trois dernières semaines pendant lesquelles elle avait laissé s’installer l’amertume.


Elle pensa que, finalement, pour être self-bientraitant, il était nécessaire de savoir apaiser le trouble et de chercher les bonnes raisons, les bonnes intentions, celles que l’on partage dans ces métiers.

Et elle les avait retrouvées…Jamais de sa vie elle n’avait mangé d’aussi bonnes tartines.

COMMENTAIRES ANFG
Oui, la relation d’aide peut parfois produire des pensées déraisonnables, de celles que l’on ne peut, ne veut ou ne doit partager.
Oui, nous avons besoin de self-bientraitance, d’observer ce que nous ressentons et de revenir à nos fondamentaux : nous n’avons pas choisi ces métiers pour leur facilité ou pour l’indifférence.
Nous n’ignorons pas que nous sommes exposés à la culpabilité parce que nous voulons toujours proposer le meilleur à autrui.
Nous n’ignorons pas la tentation parfois forte de désigner des coupables.
Cela ne nous sert pas.
Oui, il ne faut avoir de cesse de chercher comment apaiser les tourments que fabriquent nos expositions à la faiblesse d’autrui…
« Bienveillance bien ordonnée commence par soi-même » tel pourrait être le premier adage.

 

Maison de retraite, pourquoi pas ? (fiction) 2017.12.21

L’annonce de son médecin fut brève, comme à l’accoutumée.
Elise s’y attendait et, d’une certaine manière, s’y était préparée.
A quoi bon rester chez soi pour vaquer du lit au fauteuil et du fauteuil au lit ?

Et puis, à la maison, les personnels changent tout le temps. Au moins, dans la maison de retraite, elle aurait un personnel fixe.

Pourquoi s’attacher à un chez soi qui n’est plus que le reflet d’une vie disparue ?
Pourquoi s’exposer à des objets qui vous rappellent constamment autrefois, quand c’était possible, quand votre corps déambulait, voletait légèrement entre les meubles, les statuettes et les miroirs ?

Il est un temps où la vie que l’on rajoute aux années n’est souvent qu’une existence routinière.
Lorsque le corps décline, chaque jour amène son lot de mauvaises surprises.

L’on est pourtant quelquefois heureux et surpris d’entendre encore sa voix, de pouvoir légèrement bouger le bras gauche. Mais c’est un petit bonheur qui ne dure guère,…

Même l’appétit n’est plus là : les mets les plus fins deviennent transparents, inodores, difficiles à garder en bouche. On craint même qu’ils vous étouffent…

Bien sûr l’on rit encore, parfois, par lassitude parfois par surprise. Mais le cœur n’y est plus.

Non, ce n’est pas insupportable, c’est juste un peu lassant de savoir que plus l’on avance, plus l’on meurt par petits bouts.

On se croyait invulnérable, inattaquable, l’on peinait à imaginer cette longue vie d’agonie qui s’installerait en catimini.

On se trompait, on se mentait, on se disait qu’avec de la volonté…

Ce n’est pas un naufrage, c’est une lente noyade, un glissement imperceptible, jour après jour, vers un destin froid, identique pour tous.

Personne ne veut le savoir : ce serait trop alarmant. Il vaut mieux croire qu’accompagner le grand âge est une dévotion heureuse, et je me garderai bien de les contredire.

Je me suis débarrassée des descendants avec une assurance décès. Leur convoitise m’injuriait.
Qu’ils attendent. Moi je n’attends plus : le temps m’accompagne et c’est lui qui décidera.

Une personne de la maison de retraite est venue me voir. Elle semble très affable et m’a même proposé, dès mon installation, un service de lecture en chambre proposé gracieusement par des étudiants de la Sorbonne. Quelle bonne idée.
Je garderai les yeux mi-clos, bercé par le son et le souffle de cette jeune voix qui lira avec la couleur de son époque les textes que nous ont transmis nos aînés. De bons moments en perspective.

J’espère juste qu’ils ne me poseront pas trop que questions sur mon passé. Ils ne savent pas que c’est indécent. Cela m’appartient en propre et je préfère l’évoquer seule, au détour d’une pensée ou d’un souffle.

Il y a même un atelier d’écriture. Je ne sais si je m’y rendrai, je suis tellement habituée à la solitude, à mes soliloques programmés. L’empathie meurt aussi un peu avec l’âge et nous n’avons plus guère de tendresse que pour les animaux.

Sont-ils plus heureux, ceux qui perdent la tête ?

C’est un peu gênant de vieillir en mauvaise santé pour tout vous dire, de perdre ce sentiment d’éternité dont on n’avait pas conscience.

« Elise, vous ronchonnez encore intérieurement ? » reprit son médecin.
« Non, cher ami, mon esprit s’égarait un peu. C’est une bonne suggestion la maison de retraite. Je crois même que je vais y trouver des avantages particuliers ».

« Et oui, une nouvelle vie, de nouvelles habitudes mais pas de nouvelles névroses, vous avez passé l’âge » rétorqua le toubib.

« C’est promis » dit malicieusement Elise.

Ainsi changea-t-elle de vie avec cet optimisme qui était son compagnon d’effort depuis tant d’années…
Qu’ils sont sots, pensa-t-elle soudain, ceux qui imaginent ce changement comme une perte… Qu’ont-ils donc à perdre ?